Facebook ou le projet de l’homme fichier

conférence Social Media Club France - le fact checking aura t il un role dans la presidentielle

Avec l’introduction de sa « timeline » Facebook franchit un pas de plus vers ce que j’appellerai le projet, ou l’utopie peut être, de l’homme fichier.

D’abord pour ceux qui ne le sauraient pas la « timeline » est la nouvelle interface des pages des membres Facebook qui présente sous la forme d’une grande frise chronologique qu’on parcourt verticalement l’intégralité des actions de ces membres depuis leur inscription sur le réseau.  Lorsqu’on navigue sur la « timeline » en remontant le temps on arrive de façon symbolique à la « naissance » du membre, sachant que pour la majorité des membres actuels entre leur naissance et leur inscription sur le réseau un temps non négligeable s’est écoulé. La « timeline » d’un membre est donc une vision globale et synthétique de sa vie numérique sur le réseau.

Auparavant ce qui apparaissait sur le mur ou la page d’un membre résultait essentiellement de ses propres actions : il décidait de renseigner les informations de son profil, il postait un statut, il publiait un commentaire ou il cliquait sur «un like »… le membre pensait alors maîtriser ce qu’il dévoilait de sa vie. Puis à mesure que ce dernier voyait le nombre de ses amis grandir, ceux-ci pouvaient à leur tour donner des informations, même de façon indirecte sur le membre : « untel était avec moi à tel endroit », ou encore « tu as vu la photo de vacances avec ton frangin »… Une première brèche était ouverte dans le contrôle de son identité digitale ou plutôt de sa vie transposée dans l’univers digital.

Mais les choses n’allaient pas s’arrêter là : les modifications incessantes de la politique de confidentialité du réseau ont  accru la possibilité de collecter des informations sur l’internaute et/ou ce qu’il faisait sans qu’il le sache réellement : reconnaissance des visages sur les photos, utilisation du module Facebook Connect pour accéder à certains sites ou services indépendants de Facebook, applications qui remontent automatiquement des informations de  géolocalisation, créations de graphes sociaux.. de plus en plus d’artefacts de la vie numérique et de la vie tout court du membre Facebook sont enregistrés, et stockés à son insu – en tout cas sans qu’il en soit pleinement conscient. L’internaute participe aussi de son plein gré, il faut le dire, à cet enregistrement constant de ce qu’il fait, à la constitution en temps réel d’un méta fichier qui est celui de sa vie ; ainsi s’il écoute un morceau sur Deezer les titres des morceaux qu’il écoute vont être visibles pour l’ensemble de ses amis instantanément, s’il regarde une vidéo sur YouTube elle va être signalée, dans d’autres cas ce sont les articles qu’il lit sur certains sites qui sont immédiatement indiqués et ainsi de suite…

On peut ainsi savoir où est le membre du réseau, ce qu’il fait tout au long de la journée, avec qui il interagit, et ce en permanence… Cette espèce de transparence totale, qui auparavant était déjà visible à l’échelle d’une journée ou d’une semaine est désormais possible à l’échelle de la « timeline », c’est à dire pour toute la durée de présence d’un individu sur le réseau !

En outre tous les outils existent déjà pour aller encore un peu plus loin : connexion des différents modules de paiement électroniques avec le profil du membre (« qu’a-t-il acheté ? »), utilisation des technologies de type NFC pour le localiser avec encore plus de précision (« il rentre dans le bâtiment B ou dans le musée du Louvre »), capteurs physiques de tous types (« sa pression artérielle est de 12/8 »)… Ainsi plus rien de la vie de l’individu Facebook ne saurait être ignoré.

Comme nous l’avions indiqué la « timeline » démarre avec la naissance physique des individus, or aujourd’hui des parents créent le profil Facebook de leurs futurs enfants avant même leur naissance. La naissance Facebook et la naissance dans le monde physique peuvent donc coïncider. On imagine alors la « timeline » d’un adolescent en 2025 et ce qu’on peut y trouver : échographies, photos et vidéos de la petite enfance, résultats scolaires, description et enregistrement des premiers émois musicaux ou cinématographiques… Cet adolescent pourra lui même bénéficier des derniers progrès de la technologie : il aura sans doute la possibilité d’enregistrer et de partager en temps réel via des procédés banalisés et miniaturisés (caméras microscopiques, capteurs bioinformatiques, nanotechnologies au sens large) tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend… Tous ses sens auront alors une extension, numérique, double fiable – car ne dépendant pas de la mémoire humaine toujours aléatoire – de sa vie physique. Son existence  aura alors un  copie numérique qui sera un immense fichier, un fichier vie, constitué de milliers d’heures de vidéo et d’audio, de millions de lignes de textes et d’images, où tout ce qu’il aura fait et dit sera consigné, stocké, archivé… cette copie sera en outre disponible pour ses amis qui eux mêmes partageront leur vie avec le réseau. La potentialité de l’homme fichier se sera alors concrétisée. Un jour peut être qu’un tel dispositif ira même plus loin et ce sont les pensées des individus qui seront accessibles comme je l’évoquais dans une fiction.

Cette vision peut paraître irréelle mais comme souvent les artistes en donnent déjà une traduction concrète : ainsi Christian Boltanski, un des plus grands artistes français contemporains a imaginé un dispositif qui fonctionne depuis le partir du 1er janvier 2010 ; quatre caméras filment en permanence sa vie. Les images sont diffusées en direct dans une grotte en Tasmanie où vit un riche collectionneur, qui a fait l’acquisition de l’œuvre.

Sans doute sans le vouloir Facebook avec sa « timeline » franchit donc un grand pas vers la numérisation, entendue comme enregistrement et partage continu de tous les artefacts humains, de nos vies ; dans quelques décennies cela apparaitra peut être comme une rupture majeure à l’échelle des sociétés.