Temps et temporalités du web au CNRS avec L’Express, Prestashop, et France TV

Par Arnaud Paillard

Linéarisation, ultra-connexion, ou contraction ?

L’internaute passe en moyenne 15 secondes sur une page web. 70% des cadres déclarent travailler dans l’urgence à cause des nouvelles technologies. Les articles les plus partagées ne sont pas forcément ceux sur lesquels les internautes passent le plus de temps.

Le temps n’a pas été aboli par les nouvelles technologies, mais il s’est fragmenté, donnant naissance à des temporalités (des rapports au temps) différentes. Ces temporalités, dictées par la technique, se révèlent instables, parfois peu adaptées aux temporalités individuelles, qui, elles, se déclinent de façon plurielle selon l’injonction plus ou moins grande des individus à la visibilité et à la connexion.

Ces rapports au temps multiples structurent l’expérience contemporaine du numérique : les évolutions ininterrompues de la technique cachent une longue durée tendancielle que l’on a tendance à oublier ; alors que, derrière l’expression trompeuse de temps réel, survient une réalité composée de cycles, bien perçue par les professionnels.

Quel comportement pour l’entreprise face aux temporalités numériques ? Quelle est la profondeur historique révélée par l’usage des médias sociaux ? Quels comportements des travailleurs face aux rythmes imposés par les réseaux ? Quelle identité professionnelle découle de l’usage des médias sociaux ?

C’est en faisant dialoguer chercheurs et professionnels qu’une tentative de réponse peut être esquissée. Éclairage avec Célia Mériguet, directrice adjointe de l’information nationale sur les médias numériques à France Télévisions, Éric Mettout, New media editor à l’Express et professeur d’écriture web à l’Institut Supérieur des Médias, Corinne Lejbowicz, directrice générale de Prestashop, Gerald Lachaud, maître de conférence à l’Université Lyon 3, auteur de « rendre visibles l’entreprise, les salariés et les anonymes sur Facebook », Valérie Carayol, professeur des universités à l’Université Bordeaux-Montaigne, directrice du laboratoire MICA, Laboratoire ‘Médiation, information, communication, art’, et Jean-Claude Domenget, enseignant-chercheur à l’Université de Franche-Comté laboratoire ELLIADD. Table ronde animée par Claire Wehrung de Linkfluence, et Benjamin Thierry de l’Université Paris-Sorbonne.

A la recherche du temps réel

Le temps réel a changé les rapports que le lecteur entretient avec les médias. Lors d’une table ronde consacrée à la relinéarisation du web, Aurélien Viers, responsable éditorial des développements numériques à L’Obs, avait rappelé qu’en 1999, les rédactions des grands quotidiens n’updataient qu’une fois par jour leur site internet, à 18h précise. Le temps a fait son œuvre : les rédactions ont répondu aux nouveaux usages (mobiles et réseaux sociaux) en créant des récits permanents de l’actu.

Célia Mériguet (France Télévision) affirme que « le temps s’accélère dans les rédactions, et on arrive dans un récit permanent de l’actualité ». Elle tient à se prémunir, cependant, d’une actualité en continue qui ne serait constituée que par des « capsules » d’info, indépendantes les unes des autres. « Le temps réel, c’est une histoire qui se trace : il faut scander un fil info qui prend sens pour remédier à l’overload info, la surcharge informationnelle ». Une « infobésité » qui détruit l’information et sa hiérarchisation. Trois échelles de temps ont cours dans les rédactions pour raconter une histoire cohérente : le desk chaud, qui traite l’actualité avec une heure de temps comme horizon ; le moyen, qui travaille à l’échelle de la demi-journée, et le desk froid, qui traite l’information plus en profondeur, à la semaine. L’articulation des trois offre un storytelling de l’actualité aux spectateurs.

Corinne Lejbowicz fait également part de cette linéarité cyclique dans la façon de travailler de l’e-commerce. « Avant, souligne-t-elle, pour faire un site internet, on mettait en place un cahier des charges, on faisait une version bêta, on passait en phase test, etc. Ça prenait plus de six mois. Aujourd’hui, si on ne sort pas une release de notre logiciel tous les trois mois, on sort du marché. Il faut vraiment accélérer : on a des stand up meetings presque tous les jours, où les gens prennent une quinzaine de minutes pour se briefer sur le travail de la journée. Parallèlement, nous avons des « sprints » de 15 jours, au terme desquels on fait une réunion post-mortem pour voir quels sont les objectifs qui ont été atteints ». Elle conclut : « il n’y a plus de planning, au sens d’un planning que l’on déroulait tous les deux mois, on suit des temporalités différentes, accélérées ». Une traduction concrète de cette accélération des rythmes ? « Les journées des cadres s’égrènent avec une multiplication des interfaces numériques » remarque Valérie Carayol. Le smartphone le matin, le desktop la journée, la tablette le soir.

La relinéarisation disparue

La newsletter apparaît depuis une grosse année comme l’outil permettant de réenchanter l’info. Son format éditorial lui permet de faire des mini-récits à ses abonnés, et de lui offrir un format fini, avec un début et une fin, opposé à l’infini de l’information en temps réel. Si Le Monde, avec sa matinale, ou Brief.me, avec sa newsletter de soirée, croient dans la relinéarisation de l’information et de la nécessité d’une pause dans le temps réel pour capter l’attention des lecteurs, ce n’est pas l’avis d’Éric Mettout (L’Express.fr). Pour lui, la relinéarisation, « c’est un peu artificiel. On sent une pression très forte de la part des rédactions papiers pour revenir à cette linéarisation avec laquelle ils se sentent plus à l’aise ». La relinéarisation ne serait un sujet que dans la mesure où elle illustre une querelle des anciens et des modernes entre les rédactions papier et les rédactions web : « l’inconstance du travail fourni dans les rédactions web dérange les rédactions papier. Le boulot des journalistes web demande réactivité, souplesse, agilité, afin de s’inscrire dans un temps complexe ». Cette complexité que viendrait briser la notion du bon moment, du rendez-vous pris au calme avec les internautes pour dérouler l’information du jour, comme le font les newsletters.

« Seul l’avenir peut dire si ce format marche ou pas, même si ça n’a pas l’air de vraiment fonctionner pour l’instant » conclue Éric Mettout.

A l’ombre des temporalités individuelles

La difficulté de l’exercice est de s’adapter aux temporalités des individus, c’est-à-dire aux rapports qu’ils entretiennent avec le temps. Pour Jean-Claude Domenget, la sociologie des usages et des professions permet d’esquisser les temporalités dans lesquelles les professionnels du web et de la visibilité en ligne se projettent. Pour lui, « on est tous avec des identités multiples, des comportements variables qui s’expriment différemment de façon temporelle » : le rapport au temps constitue lui-même une forme d’expression en ligne.

Il tire trois idéaux-types d’une étude qu’il a réalisée en 2011 sur les professionnels de la visibilité en ligne, en prenant pour terrain de recherche leur déconnexion sur Twitter : il y a les utilitaires, qui utilisent les outils d’automatisation de Twitter pour dissimuler leurs déconnexions ; les immergés, qui restent sur Twitter du matin au soir et qui culpabilisent lorsqu’ils se déconnectent ; et enfin les équilibrés, qui arrivent à jongler entre leurs temps de connexion et leurs temps de déconnexion. Quand on lui demande s’il existe un profil de « déconnectés » parmi la population étudiée, il évacue le sujet. « Les seuls cas de déconnexions interviennent suite à un burnout ». Éric Mettout ne peut que confirmer : « l’hyper connexion n’est pas un problème pour les journalistes : elle fait partie du métier ».

Les temporalités retrouvées

Le choix des outils de communication est une piste pour individualiser les temporalités. Valérie Carayol note que l’obsolescence des techniques et les changements d’outils qui l’accompagnent (elle note que les employés de banque changent d’outil en moyenne tous les 18 mois) amènent une accélération des rythmes organisationnels et une pression sur la population de cadres qu’elle a analysée dans le cadre d’une étude intitulée « La laisse électronique : les cadres face à l’hyper connexion ». Les chiffres qu’elle apporte sont précieux pour comprendre les risques psycho-sociaux liés à des temporalités qui ne sont pas maîtrisées. En clair, elle note une désynchronisation entre les rythmes technologiques et les rythmes économiques et sociaux. Le résultat ? Des cadres sous la pression constante exercée par les nouveaux moyens de communications.

Ce constat est toutefois à nuancer. Pour Valérie Carayol, « Plus le cadre est jeune, et plus c’est un homme, plus il aura un sentiment d’efficacité à l’utilisation des nouvelles technologies ». Plus les cadres sont jeunes et qualifiés, plus ils vont avoir tendance à filtrer leurs e-mails, par exemple. Pour Corinne Lejbowicz, cela ne fait aucun doute : « l’hyperconnexion n’est, pour les jeunes, plus un sujet », ce que confirme Éric Mettout : « les jeunes savent très bien couper, faire la différence entre boulot et vie privée ».

Les outils, aliénants ou libérateurs ?

Valérie Carayol souligne le problème du mail : contre-productif pour les DRH, sources d’une tension constante pour beaucoup, souvent remplaçable, la question de sa véritable utilité est posée.

Pour Célia Mériguet, Slack a remplacé, dans sa rédaction le mail. Plus souple, Slack permet d’échanger de façon synchrone, fluide, ce qui correspond aux besoins des rédactions. Mais il n’est qu’un outil parmi d’autres : « on ne met aucune barrière aux journalistes dans le choix de leurs outils de travail ».

La question des outils automatiques méritent également d’être posée : sont-ils émancipateurs, efficaces, ou, au contraire aliénants ? Pour Jean-Claude Domenget, ces outils permettent de déconnecter de Twitter tout en créant une illusion de connexion, et peuvent équilibrer le besoin de connexion pour certains professionnels. Pour Valérie Carayol, en revanche, « l’automatisation est un leurre : il y a des logiciels qui permettent de relever sa boîte mail sur des cycles temporels choisis : ça n’a pas marché. L’auto-reply, par contre, lorsque les cadres sont en congés, permet de filtrer les réponses : s’il y a vraiment urgence, on peut y répondre ».

Les outils de communication nous sont-ils imposés, ou avons-nous la main sur l’utilisation que nous en faisons ? A l’heure des Skype, Hangout et Slack, on peut légitimement se poser la question. Pour Éric Mettout, il n’y a pas de débat : « ces nouveaux outils sont des rêves pour les journalistes ». Au-delà de la question de leur choix, leur utilité est donc indéniable. Célia Mériguet va plus loin : pour elle, les outils auparavant utilisés pour créer des chemins de fer dans les rédactions étaient tout aussi imposés, mais, du fait de leur coût et de leur pesanteur, étaient bien plus contraignants. Son seul regret ? Devoir gérer avec des métiers supports parfois réticents à adopter les nouveaux outils de communication.

L’épaisseur du temps

En dernier lieu, la question de l’archivage du web, de sa profondeur historique, est posée. « Il faut comprendre qu’il est temps de prendre en compte une épaisseur et une texture du temps » rappelle Jean-Claude Domenget. On a en effet peu parlé de la profondeur historique des entreprises sur les médias sociaux. Comment celles-ci vivent leur rapport à l’histoire en ligne ?  Gérarld Lachaud (Université Lyon 3) a étudié les fils d’actualité Facebook des grandes entreprises du CAC 40.

Son étude, fondée sur la comparaison des contenus des fils d’actualités de ces entreprises entre 2013 et 2015, révèle des comportements types dans leurs stratégies de communication digitale. Si certaines pratiquent l’amnésie et ne mettent en ligne aucun fait antérieur à leur inscription sur Facebook, d’autres sont adeptes de la généalogie d’entreprises, et n’hésitent pas à remonter dans le temps pour mettre en avant les groupes industriels à l’origine des conglomérats actuels, comme le fait par exemple LVMH.

Il note en tout cas une archéologie digitale très « lisse » de ces groupes, qui reflète une histoire…sans histoires, où les grands évènements socio-économiques n’ont pas droit de cité. La majorité des évènements inscrits sur les timelines des grandes entreprises du CAC 40 sont des faits relatifs à la stratégie de ces groupes, fruit d’une culture managériale de la communication.

La manière dont ces entreprises racontent leur histoire sur Facebook est-elle vraiment différente de celle dont elles racontent leur histoire de façon plus classique ? Pour M. Lachaud, la réponse est positive : l’exemple du groupe Renault est éloquent. Si le groupe a ouvert ses archives aux historiens, et a exhumé des parties sombres de son histoire, cette partie n’apparaît pas sur Facebook. La capitalisation de ce travail d’archive est passée par d’autres vecteurs, mais pas par une communication digitale.

Une épaisseur du temps toute relative sur les réseaux sociaux, qui paraît bien légère face à un véritable travail d’historien.