Si le sport « traditionnel » et la télévision ont l’allure d’un vieux couple, avec son lot de fâcheries et de défis, ils fédèrent toujours indéniablement de fortes audiences et un sentiment d’appartenance qui n’est plus à démontrer. Malgré un fort caractère télégénique,  l’« e-sport », quant à lui, souffre d’un manque de considération de la part du secteur de l’audiovisuel. L’ampleur prise par le phénomène marque-t-il néanmoins le début d’une nouvelle idylle ? Pour en discuter, Eric Scherer (France TV) et Jean-Dominique Séval (Digiworld by Idate) ont invité Stéphane Varlet (Wargaming.net) Laurent Michaud (Digiworld By Idate) et Mathieu Dallon (ESWC) au Social Media Club France le 29 octobre dernier. Flash Back.

Par Lola Aubert et Pierre-Olivier Cazenave

Facts and figures

Le profil type du joueur français :

  • 74% des Français jouent au moins occasionnellement
  • 56% sont des hommes et 44%, des femmes
  • La moyenne d’âge du joueur est de 35 ans
  • 100% des 10-14 ans sont joueurs
  • 59% des +55 ans sont joueurs

Source : Etude SELL / GfK « Les Français et le Jeu Vidéo », octobre 2015

Une audience galopante

L’essor du secteur vidéoludique n’est pas si récent : son poids sur le marché mondial a dépassé depuis quelques années celui du cinéma, au point de devenir la deuxième industrie culturelle en France après le livre. Une étude (Global Games Market Report) du cabinet Newzoo prévoit le franchissement de la barre des 100 milliards de dollars de revenus mondiaux pour 2016, qui pourrait atteindre les 118 milliards de chiffre d’affaire en 2019. L’explosion des jeux pour mobile ne fait qu’amplifier la tendance. Ainsi, pour la première fois, le jeu vidéo mobile va représenter une part de marché mondial plus importante que le PC avec près de 37 milliards de dollars de chiffre d’affaire (correspondant à une hausse de 21,3% au niveau mondial).

Pourtant, cette industrie florissante n’est pas toujours prise au sérieux, notamment par les médias traditionnels, en témoigne la vive polémique déclenchée par Le Grand Journal de Canal + en 2014 (l’émission avait tourné en dérision la pratique du live-streaming, qui consiste à visionner, de manière massive, la partie d’un joueur – ou d’une équipe de joueurs – en direct). Il faut reconnaître qu’à l’origine, la compétition liée à la pratique des jeux vidéo (« e-sport » ou sport électronique) était réservée aux seuls adeptes. Elle est néanmoins en constant développement depuis une vingtaine d’années (avec l’apparition des premiers jeux en réseau local ou internet multijoueurs à la fin des années 1990), et s’est largement popularisée grâce à des plateformes telles que Twitch (rachetée par Amazon en 2014 pour 970 millions de dollars). En effet, selon un récent rapport de Médiamétrie (mars 2016), 2,8 millions de Français ont visionné au moins une vidéo sur des sites de la sous-catégorie « Jeux en ligne »… et chacun y a consacré 2 heures et 7 minutes en moyenne au cours du mois. Cela représente l’adoption quotidienne de cette pratique pour 325 000 internautes.

L’« e-sport » fait ses premiers pas à la télévision

La rentrée 2015 a accompagné les débuts de l’« e-sport » sur le petit écran. En effet, la chaîne nationale sportive de la TNT (gratuite et accessible en clair), L’Équipe 21, a choisi de diffuser pour la première fois la finale de la Coupe du Monde ESWC FIFA 16 (L’« Electronic Sports World Cup » pour le jeu vidéo de football FIFA). Il en est de même pour des chaînes similaires anglaises, américaines ou coréennes qui ont retransmis des championnats de jeux vidéo tels que League of Legends ou Hereos of the Storm. La France jouit d’un prestige international dans le domaine : « avec l’ESWC, elle est pionnière aux côté des États-Unis, de la Corée du Sud et des pays scandinaves » explique Matthieu Dallon, fondateur du championnat. C’est d’ailleurs pour cette raison que Wargaming.net, d’origine biélorusse, s’est implanté dans l’Hexagone, souligne Stéphane Vallet (Wargaming.net).

La chaîne du groupe L’Équipe continue d’ailleurs sur sa lancée en créant son propre championnat de France du jeu FIFA 16 : baptisé « E-Football League », ce tournoi (qui compte 19 manches) sera intégralement diffusé (du 19 janvier au 3 juin 2016)… Une carte à jouer lorsqu’on constate que la finale du Championnat du Monde du jeu League of Legends a réuni 36 millions de spectateurs devant sa retransmission en live sur internet. La télévision aurait tort de ne pas profiter de cette manne potentielle. En effet, Laurent Michaud (Idate) souligne que la France compte « 10 millions de consoles actives et 25 millions de joueurs » pour près de 18 millions de licences délivrées par les fédérations sportives, à titre de comparaison.

L’atout supplémentaire du secteur ? Un spectre de joueurs large. Le Pew Research Center, dans une étude américaine sur les joueurs et leur habitudes de jeu parue fin 2015, montre une quasi-équité en terme de représentation des sexes chez les joueurs. Les femmes serait un peu moins présente sur Twitch, qui affirme compter 30% d’utilisatrices dans sa base d’inscrits. Au-delà du genre, le jeu vidéo ne concerne pas uniquement les jeunes générations. L’âge moyen des joueurs est passé de 29 ans en 2011 à 35 ans en 2015. « À chaque jeu correspond sa tranche d’âge » indique Stéphane Vallet (Wargaming.net) : League of Legends touche un public adolescent et jeune alors que Call of Duty s’adresse plutôt à des joueurs sensiblement plus âgés (jeunes adultes). En revanche, World of Tanks compte des joueurs beaucoup plus mûrs, passionnés d’Histoire, avec près de « 140 millions de joueurs, dont certains sont géolocalisés au Vatican » s’amuse Stéphane Vallet (Wargaming.net).

Concilier communauté et massification

Pour autant, rassembler des volumes colossaux de spectateurs (comme est capable de le faire Twitch, qui revendique près de 100 millions de visiteurs uniques par mois) n’est pas synonyme de massification du phénomène. Matthieu Dallon (ESWC) explique en effet que le jeu vidéo s’est trouvée une audience particulière, éduquée aux nouveaux médias et surtout rassemblée autour d’une communauté : « pour chaque jeu se développent des codes, des expressions, une terminologie et une sémantique qui lui est propre ». « Cette grammaire partagée renforce le sentiment d’appartenance à une communauté, quel que soit le pays d’origine ou la langue du joueur (bien que l’anglais prédomine) » complète-t-il. Ainsi, les attentes varient entre un afficionado confirmé et un non-initié, voire le grand public : tandis que les uns réclament des commentaires pointus d’experts, les autres doivent être progressivement acculturés à une discipline qu’ils méconnaissent.

Pour Laurent Michaud (Idate), l’avenir de l’alliance entre jeu vidéo et télévision passe nécessairement par l’« expérience spectateur » (et non plus uniquement l’expérience du joueur) qui doit être travaillée en lien étroit avec les communautés elles-mêmes, de manière les faire sortir de la confidentialité et à les amener vers une culture du spectacle. Paradoxalement, ce sont d’ailleurs les jeux qui caracolent en tête du live-stream (League of Legends, suivi de Counter-Strike et Dota) qui demeurent les plus hermétiques, du fait de la complexité de leur game-play (ensemble des règles et des potentialités de prises en main du jeu). Cette transition pourrait toutefois s’avérer plus facile que prévu. Il est en effet à noter que l’« e-sport » s’est nettement emparé des codes des sports traditionnels : joueurs, équipes, entraîneurs et même sponsors se retrouvent dans les grandes compétitions. De même, les rencontres sont régies par des calendriers et commentées par des panels d’experts. C’est d’autant plus marquant par les jeux vidéo de simulation sportives (football, courses automobiles…) qui calquent les pratiques existantes.

Un mariage encore à la merci de la stabilité

Bien que les jeux communautaires et les jeux sur mobiles participent beaucoup à la démocratisation du secteur, en s’adressant à un public non-initié, ils doivent néanmoins faire leurs preuves sur le terrain de la stabilité pour remporter les faveurs d’une diffusion de masse. Leur modèle économique rentable attire les éditeurs : distribués gratuitement, ils coûtent moins chers à développer et s’assurent un rendement plus profitable sur le long terme grâce aux micropaiements intégrés (achat de bien virtuels de petites valeurs au sein de la boutique du jeu afin d’obtenir un avantage significatif par rapport à ses adversaires). En témoigne par exemple le rachat du studio Owlient, alors l’un des leaders européens du browser game (jeu sur navigateur), par l’éditeur Ubisoft en 2011. Toutefois « il s’agit parfois de colosses aux pieds d’argile », temporise Stéphane Valet (Wargaming.net). En effet, s’ils ont une durée de vie plus longue (qui peuvent mobiliser des joueurs pendant des mois, voire des années), l’enjeu pour les éditeurs sur mobiles est de réussir à fidéliser leur communauté de joueurs non plus seulement autour d’un titre unique, mais également autour de leur marque (et donc des différentes déclinaisons de ses produits). Car si les jeux « buzzent » rapidement sur mobile, ils risquent aussi d’être vite oubliés (à l’image du jeu Angry Birds, édité par Rovio, qui poursuit une descente aux enfers semblant inexorable), contrairement aux franchises classiques des jeux « boîtes ».

Ce manque de stabilité est également dû au secteur lui-même : l’engouement massif dissimule une industrie en pleine maturation. « Aujourd’hui, le seul ayant droit, c’est l’éditeur » souligne Matthieu Dallon (ESWC). Les jeux appartiennent aux éditeurs qui les ont développés, qui ont, par conséquent,  la mainmise sur leurs droits d’exploitation. Ainsi, l’organisation d’une compétition est rendue extrêmement complexe et exige la multiplication de partenariats et négociations pour chaque jeu vidéo. Sans compter que les éditeurs eux-mêmes ont bien compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de l’« e-sport », véritable vitrine pour leurs marques. Si Riot Games (l’éditeur du jeu League of Legends) possède déjà ses propres compétitions, Activision-Blizzard (premier éditeur mondial de jeux-vidéo) a racheté une société organisatrice de championnats, la Major League Gaming (MLG), pour la coquette somme de 42 millions d’euros au début de l’année 2016.

Un avenir radieux ?

S’il est indéniable que l’ « e-sport » doit sa démocratisation au streaming, le mariage est consommé avec la télévision. La France s’est même dotée d’un cadre législatif en la matière visant à permettre les compétitions sportives de jeux vidéo en encadrant les gains financiers pour les joueurs (qui peuvent gagner jusqu’à 1 000 dollars par jour, pour les meilleurs d’entre eux). La prochaine étape réside certainement en une immersion poussée à son paroxysme : la réalité virtuelle. Le public n’est cependant pas encore tout à fait au rendez-vous constate Stéphane Vallet (Wargaming.net), ironisant sur le fait que « des sacs à vomi restent près des stands de jeux » où l’Oculus Rift, le masque de réalité virtuelle développé par une filiale de Facebook, était en démonstration au mondial du jeu vidéo, l’E3 de Los Angeles.

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