Comprendre les enjeux du web social en Afrique avec Le Monde Afrique, RFI, Orange, RocketInternetAfrica…

Par Arnaud Paillard

Dans le cadre de la “Digital week” le Social Media Club a organisé le 21 octobre dernier au NUMA une table-ronde en trois temps pour comprendre la manière dont l’Afrique subsaharienne appréhende le numérique à l’heure des réseaux sociaux : des contraintes techniques aux usages sur les médias (et des médias sociaux) jusqu’aux dynamiques d’innovations. Pour discuter de ces enjeux, nous avions invité :Ludovic Centonze – Project director – Orange for Development @ Orange CSR, Diane Audrey Ngako, journaliste et Social Media Editrice @Le Monde Afrique, Philippe Couve, expert nouveaux médias, fondateur de Samsa.fr,Jérémy Hodara, co-fondateur d’Africa Internet Holding, Sinatou Saka, journaliste et responsable de la Syndication Afrique chez RFI et France 24 et Christian Jekinnou : Chargé de Mission Nord/Sud, Coordonnateur Programme Afrique Innovation, IRD France Nord, Bond’Innov..

Facts and figures :

  1. Le taux de pénétration d’internet est de 27% sur le continent

  2. 10% du PIB du Kenya et du Sénégal sont liés à l’économie numérique

  3. L’Algérie a été privée de 80% de ses connexions le 26 octobre suite à un seul câble défectueux

  4. Il y a 170 incubateurs locaux en Afrique.

  5. En 2018, 50% et 70% de la population africaine pourrait avoir accès à un smartphone

  6. Plus de 120 millions d’utilisateurs Facebook en Afrique

  7. «En Afrique, il plus facile d’accéder à un portable connecté qu’à un ordinateur » Christian Jekinnou

  8. Un déficit de connexion entre le câble océanique et la station d’atterrissage de Muanda, dont le chantier a été entaché par une corruption généralisée, expliquerait la connexion déficiente en RDC.

  9. Lors de la crise du Burkina Faso en octobre 2015, Whatsapp a aidé les militants à s’organiser avec « des informations pratiques sur les déplacements des forces de l’ordre, des conseils de crise ».

  10. Jumia, l’Amazon africain, possède une flotte de véhicules supérieure à celle de DHL aujourd’hui, et même des livreurs à pieds pour certaines livraisons à Lagos

  • Retrouvez la vidéo de la conférence ici

Comprendre les enjeux du web social en Afrique

« L’Afrique change. Il ne faut pas la voir trop noire. Il ne faut pas la considérer non plus comme un nouvel immense supermarché ». Voilà comment Jérémy Hodara, fondateur de Jumia, « l’Amazon africain », décrit, réaliste, un continent dont il connaît bien les rouages entrepreneuriaux.

En effet, malgré son dynamisme numérique évident et l’attractivité de son marché web, le continent reste, pour beaucoup, un grand point d’interrogation. Terre de contrastes, aux avant-gardes du numérique pour ce qui concerne sa classe urbaine ultra-connectée, mais souffrant d’une « fracture numérique » indéniable, l’Afrique concentre à la fois de grandes promesses et de grandes difficultés numériques : tour d’horizon des futurs possibles et des enjeux du web social africain.

« Pas de déterminisme »

L’histoire des sociétés doit se lire à l’aune de « l’entrecroisement perpétuel des faits sociaux et des faits géographiques » (Paul Vidal de la Blache) pour éviter tout déterminisme géographique.

La même lecture pourrait s’appliquer pour la pénétration du web en Afrique aujourd’hui. « On pourrait penser que les pays côtiers auraient un accès au câble facilité. Il n’en est rien ; le Bénin, État côtier, est par exemple bien moins connecté que le Rwanda » explique Christian Jekinnou, coordonnateur du programme Afrique Innovation à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). « La géographie ne domine pas Internet, confirme Philippe Couve, fondateur de Samsa.fr et professeur à l’école de journalisme de Sciences Po Paris, il n’y a pas de déterminisme géographique du numérique ».

On serait pourtant tenté de penser le contraire : si le taux de pénétration d’internet est de 27% sur le continent, il cache des contrastes saisissants. « Ce taux recouvre des disparités régionales : il est de 50% en Egypte, ou de 34% au Nigéria », continue M. Jekinnou, qui ajoute : « d’une manière générale, le taux de pénétration du web est bien plus élevé en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne ». Mais il y a des exceptions. Le Kenya et le Sénégal, qui ont engagé des politiques continues depuis une dizaine d’années en faveur du numérique voient leurs efforts récompensés avec 10% de leur PIB venus de l’industrie numérique.

Si les grandes villes hébergent une classe moyenne très connectée, il n’en est pas de même dans les zones rurales, où les zones blanches sont encore nombreuses. Doit-on considérer qu’il existe une population urbaine connectée face à des ruraux ‘déconnectés’, Christian Jekinnou répond par l’affirmative, soulignant des « taux de pénétration bien plus élevés en ville que dans les campagnes ».

Un problème de solvabilité

La nécessité d’atteindre ces populations isolées numériquement achoppe d’abord sur un obstacle économique. « Le problème avec les télécoms, c’est que c’est une activité très capitalistique, qui requiert un très gros investissement de départ, alors qu’une grande partie du marché africain n’est pas très solvable » soutient Ludovic Centonze, avant d’ajouter : « certaines zones rurales sont reliées, mais ça ne suffit pas. On a beau avoir des hubs, on a du mal à distribuer. Il y a un déficit d’infrastructures filaires ». La panne géante en Algérie, qui a privé le pays de 80% de ses capacités de connexion le lundi 26 octobre 2015 suite à l’avarie d’un seul câble, vient illustrer ce déficit d’infrastructure.

La classe moyenne existe en Afrique, mais elle est concentrée dans les villes, et sa croissance est encore trop faible pour provoquer un véritable effet levier qui provoquerait un investissement massif dans les infrastructures. Un exemple très parlant, soulevé par Ludovic Centonze : « On a des petits marchés qui demandent de gros investissements. Si l’on prend l’Egypte, par exemple, on y a bien plus de clients qu’en France, mais le chiffre d’affaire y reste très inférieur ». Si tout le monde s’accorde sur « l’explosion » prochaine du marché africain, la couverture en 4G de tout le continent n’est pas pour demain.

Une connexion trop coûteuse

Ce manque de solvabilité des ménages est aggravé par des coûts de connexion élevés en Afrique. La raison ? L’absence de serveurs locaux. « Un internaute à Lomé, au Togo, qui veut consulter une page Facebook d’une entreprise dans la même ville, devra envoyer une requête en Suède ou aux États-unis, qui reviendra à Lomé » pour Christian Jekinnou. Ces distances inutiles surchargent le réseau filaire et augmente les coûts de connexion.

Pourquoi ne pas construire des serveurs en Afrique ? Réponse de Jérémy Hodara : « Les serveurs sont en Europe. C’est comme ça. Le jour où l’on aura des serveurs performants, qui fonctionnent 24h sur 24 en Afrique, on sera les premiers à les utiliser, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui ».

Un problème politique

En cause, un environnement politique et économique qui n’est pas fiable. Les data centers, en Afrique, ne sont pas compétitifs, « parce qu’ils sont plus chers, parce que l’énergie est plus chère, parce que les environnements économiques ne sont pas les mêmes », répond Ludovic Centonze. Un problème d’environnement économique qui serait, in fine, politique ?

Comme le rappelle très justement Diane Audrey Ngako, journaliste au Monde Afrique, « Prenons l’exemple du Congo Brazzaville : il n’y plus Internet depuis deux jours. A cause d’une décision politique », en l’occurrence, la répression des rassemblements contestant la modification permettant à Denis Sassou Nguesso, de se représenter à la tête du pays, au cours du mois d’octobre 2015. Autre exemple, soulevé par Philippe Couve : bien que reliée au câble transocéanique ouest-africain, la RDC n’est jamais parvenue à offrir une connexion satisfaisante et bon marché à ses citoyens : le problème viendrait, selon M. Couve, d’un déficit de connexion entre le câble océanique et la station d’atterrissage de Muanda, dont le chantier a été entaché par la corruption, et de graves malfaçons sur le backbone.

Si les Etats sont défaillants à fournir des services publics numériques, ou même à assurer une production électrique stable, ne faudrait-il pas, alors, que les géants du web investissent ce champ, comme le fait d’ailleurs Facebook avec le projet Internet.org ? Réponse unanime : « Uber ne va pas faire rouler de voitures sur les routes si celles-ci ne sont pas asphaltées » souligne Diane Audrey Ngako. En clair, les Etats doivent assumer leur rôle, produire de l’énergie, faire des routes, câbler le réseau.

Accompagner les écosystèmes numériques

Le numérique serait-il synonyme de développement ?

Pour Ludovic Centonze, cela ne fait aucun doute. « Le web est un vecteur de développement important pour le reste de l’économie, il y a beaucoup d’indirects » qui seraient difficilement quantifiables. Orange a d’ailleurs pour objectif de mettre en place les conditions d’émergence d’écosystèmes numériques locaux. Il y a désormais 170 incubateurs locaux en Afrique, mais le travail, notamment sur le plan symbolique, reste considérable : « Ce n’est pas uniquement l’argent qui manque, mais l’accompagnement également» affirme M. Centonze. Même son de cloche chez Jérémy Hodara : « Là bas, être entrepreneur, c’est le bas de l’échelle. Tout le monde est entrepreneur, car c’est la seule façon de se faire remarquer. Le problème, c’est que ces entrepreneurs n’ont pas forcément la capacité pour grossir et manager des équipes ».

Y a-t-il, alors, un modèle africain du développement numérique ? L’échec relatif de Ginger Messenger, une appli lancée au Sénégal et supposée remplacer Whatsapp, en utilisant des emoji locales est éloquent. L’exemple de Jumia, en revanche, l’entreprise d’e-commerce co-fondée par M.Hodara, est éclairante à plus d’un titre. Elle montre, tout d’abord, qu’il n’y a pas de baguette magique pour réussir son business plan numérique en Afrique. « On s’est simplement aperçu que le offline n’était pas présent. Prenez Lagos, il y a 20 millions d’habitants et seulement trois « malls ». Regardez les gens à Roissy-Charles de Gaulle qui repartent avec des sacs pleins de biens de consommation : ce n’est pas parce qu’ils adorent le shopping, c’est bien parce qu’il y a un intérêt économique à ramener des biens qui ne sont pas présents en Afrique ».

L’intérêt du témoignage du co-fondateur de Jumia permet de faire le lien entre le soft et le hard. Le succès du téléphone mobile en Afrique (en 2018, 50% de la population africaine pourrait avoir accès à un smartphone), le fait que la population découvre Internet par le téléphone, pourraient laisser croire au mirage d’une économie entièrement dématérialisée. Il n’en est rien : « Il ne faut pas pêcher par excès de confiance, du style : « tout est possible, tout le monde a Whatsapp et iOS. » » poursuit M.Hodara, avant de conclure : « Un bon billboard bien placé à Kigali est plus efficace et coûte moins cher qu’une campagne de pub à la télé ».

Le succès de Jumia est aussi à chercher du côté de sa capacité d’implantation sur le terrain : dans un pays où les adresses sont parfois difficiles à trouver, Jumia possède une flotte de véhicules supérieure à celle de DHL aujourd’hui, et même des livreurs à pieds pour certaines livraisons à Lagos. « Ce qui est derrière la machine, ça peut être très local : il y a des pays où les clients vont appeler systématiquement après avoir commandé pour être sûrs que leur commande est passée. Ce n’est pas vrai partout ».

Quelles perspectives ?

L’adaptation aux contextes locaux est donc importante pour développer le numérique en Afrique. L’exemple le plus frappant est le succès de Whatsapp. Pour Philippe Couve « en France, on sait pas ce qu’est Whatsapp parce qu’on a des SMS illimités depuis longtemps. » Whatsapp, c’est donc une messagerie ultra légère, tout terrain, disponible aussi bien pour Iphone que pour Nokia S40. Whatsapp est une des applications les plus populaires au monde,avec 10 milliards de messages échangés par jour en 2014. Mais Whatsapp, c’est aussi la possibilité de créer des groupes, où l’information est échangée très rapidement. Lors de la crise du Burkina Faso en octobre 2015, un militant confie qu’on trouvait sur les groupes Whatsapp « des informations pratiques sur les déplacements des forces de l’ordre, des conseils de crise ».

Sur un territoire où il est « plus facile d’accéder à un portable connecté qu’à un ordinateur », pour reprendre une expression de M. Jekinnou, où le paiement par téléphone portable est entré dans les mœurs depuis bien longtemps, où les mêmes devices portables peuvent servir à plusieurs dizaines de clients pour leur achat en ligne, selon M.Hodara, les perspectives seraient du côté de l’adaptabilité et de la simplicité, à l’image de Whatsapp.

Sources : TNS Soffres

Qu’en est-il des médias ? Si « Facebook est vraiment LE réseau social des Africains », avec plus de 120 millions d’utilisateurs, selon Diane Audrey Ngako, il est également envahi par les politiciens, la police, ce qui fait que les citoyens se rabattent sur Whatsapp, d’après Sinatou Saka, journaliste pour RFI et France 24, voire sur les blogs, qui sont encore bien vivants en Afrique. En témoigne le succès du blog de Linda Ikeji au Nigéria. Le succès des réseaux sociaux ‘classiques’ est aussi minimisé par Philippe Couve, qui y voit « l’émergence d’une génération alphabétisée, mais restreinte, qui voit dans les réseaux sociaux le moyen d’outrepasser certaines limitations et prendre leur autonomie».

En quelques mots

Quand ? Le 21 octobre 2015

? Au NUMA

Qui ?

  • Ludovic Centonze – Project director – Orange for Development @ Orange CSR

  • Diane Audrey Ngako, journaliste et Social Media Editrice @Le Monde Afrique

  • Philippe Couve, expert nouveaux médias, fondateur de Samsa.fr

  • Jérémy Hodara, co-fondateur d’Africa Internet Holding

  • Sinatou Saka, journaliste et responsable de la Syndication Afrique chez RFI et France 24

  • Christian Jekinnou : Chargé de Mission Nord/Sud, Coordonnateur Programme Afrique Innovation, IRD France Nord

Facts and figures :

  1. Le taux de pénétration d’internet est de 27% sur le continent

  2. 10% du PIB du Kenya et du Sénégal sont liés à l’économie numérique

  3. L’Algérie a été privée de 80% de ses connexions le 26 octobre suite à un seul câble défectueux

  4. Il y a 170 incubateurs locaux en Afrique.

  5. En 2018, 50% et 70% de la population africaine pourrait avoir accès à un smartphone

  6. Plus de 120 millions d’utilisateurs Facebook en Afrique

  7. «En Afrique, il plus facile d’accéder à un portable connecté qu’à un ordinateur » Christian Jekinnou

  8. Un déficit de connexion entre le câble océanique et la station d’atterrissage de Muanda, dont le chantier a été entaché par une corruption généralisée, expliquerait la connexion déficiente en RDC.

  9. Lors de la crise du Burkina Faso en octobre 2015, Whatsapp a aidé les militants à s’organiser avec « des informations pratiques sur les déplacements des forces de l’ordre, des conseils de crise ».

  10. Jumia, l’Amazon africain, possède une flotte de véhicules supérieure à celle de DHL aujourd’hui, et même des livreurs à pieds pour certaines livraisons à Lagos.

« L’Afrique change. Il ne faut pas la voir trop noire. Il ne faut pas la considérer non plus comme un nouvel immense supermarché ». Voilà comment Jérémy Hodara, fondateur de Jumia, « l’Amazon africain », décrit, réaliste, un continent dont il connaît bien les rouages entrepreneuriaux.

En effet, malgré son dynamisme numérique évident et l’attractivité de son marché web, le continent reste, pour beaucoup, un grand point d’interrogation. Terre de contrastes, aux avant-gardes du numérique pour ce qui concerne sa classe urbaine ultra-connectée, mais souffrant d’une « fracture numérique » indéniable, l’Afrique concentre à la fois de grandes promesses et de grandes difficultés numériques : tour d’horizon des futurs possibles et des enjeux du web social africain.

« Pas de déterminisme »

L’histoire des sociétés doit se lire à l’aune de « l’entrecroisement perpétuel des faits sociaux et des faits géographiques » (Paul Vidal de la Blache) pour éviter tout déterminisme géographique.

La même lecture pourrait s’appliquer pour la pénétration du web en Afrique aujourd’hui. « On pourrait penser que les pays côtiers auraient un accès au câble facilité. Il n’en est rien ; le Bénin, État côtier, est par exemple bien moins connecté que le Rwanda » explique Christian Jekinnou, coordonnateur du programme Afrique Innovation à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). « La géographie ne domine pas Internet, confirme Philippe Couve, fondateur de Samsa.fr et professeur à l’école de journalisme de Sciences Po Paris, il n’y a pas de déterminisme géographique du numérique ».

On serait pourtant tenté de penser le contraire : si le taux de pénétration d’internet est de 27% sur le continent, il cache des contrastes saisissants. « Ce taux recouvre des disparités régionales : il est de 50% en Egypte, ou de 34% au Nigéria », continue M. Jekinnou, qui ajoute : « d’une manière générale, le taux de pénétration du web est bien plus élevé en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne ». Mais il y a des exceptions. Le Kenya et le Sénégal, qui ont engagé des politiques continues depuis une dizaine d’années en faveur du numérique voient leurs efforts récompensés avec 10% de leur PIB venus de l’industrie numérique.

Si les grandes villes hébergent une classe moyenne très connectée, il n’en est pas de même dans les zones rurales, où les zones blanches sont encore nombreuses. Doit-on considérer qu’il existe une population urbaine connectée face à des ruraux ‘déconnectés’, Christian Jekinnou répond par l’affirmative, soulignant des « taux de pénétration bien plus élevés en ville que dans les campagnes ».

Un problème de solvabilité

La nécessité d’atteindre ces populations isolées numériquement achoppe d’abord sur un obstacle économique. « Le problème avec les télécoms, c’est que c’est une activité très capitalistique, qui requiert un très gros investissement de départ, alors qu’une grande partie du marché africain n’est pas très solvable » soutient Ludovic Centonze, avant d’ajouter : « certaines zones rurales sont reliées, mais ça ne suffit pas. On a beau avoir des hubs, on a du mal à distribuer. Il y a un déficit d’infrastructures filaires ». La panne géante en Algérie, qui a privé le pays de 80% de ses capacités de connexion le lundi 26 octobre 2015 suite à l’avarie d’un seul câble, vient illustrer ce déficit d’infrastructure.

La classe moyenne existe en Afrique, mais elle est concentrée dans les villes, et sa croissance est encore trop faible pour provoquer un véritable effet levier qui provoquerait un investissement massif dans les infrastructures. Un exemple très parlant, soulevé par Ludovic Centonze : « On a des petits marchés qui demandent de gros investissements. Si l’on prend l’Egypte, par exemple, on y a bien plus de clients qu’en France, mais le chiffre d’affaire y reste très inférieur ». Si tout le monde s’accorde sur « l’explosion » prochaine du marché africain, la couverture en 4G de tout le continent n’est pas pour demain.

Une connexion trop coûteuse

Ce manque de solvabilité des ménages est aggravé par des coûts de connexion élevés en Afrique. La raison ? L’absence de serveurs locaux. « Un internaute à Lomé, au Togo, qui veut consulter une page Facebook d’une entreprise dans la même ville, devra envoyer une requête en Suède ou aux États-unis, qui reviendra à Lomé » pour Christian Jekinnou. Ces distances inutiles surchargent le réseau filaire et augmente les coûts de connexion.

Pourquoi ne pas construire des serveurs en Afrique ? Réponse de Jérémy Hodara : « Les serveurs sont en Europe. C’est comme ça. Le jour où l’on aura des serveurs performants, qui fonctionnent 24h sur 24 en Afrique, on sera les premiers à les utiliser, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui ».

Un problème politique

En cause, un environnement politique et économique qui n’est pas fiable. Les data centers, en Afrique, ne sont pas compétitifs, « parce qu’ils sont plus chers, parce que l’énergie est plus chère, parce que les environnements économiques ne sont pas les mêmes », répond Ludovic Centonze. Un problème d’environnement économique qui serait, in fine, politique ?

Comme le rappelle très justement Diane Audrey Ngako, journaliste au Monde Afrique, « Prenons l’exemple du Congo Brazzaville : il n’y plus Internet depuis deux jours. A cause d’une décision politique », en l’occurrence, la répression des rassemblements contestant la modification permettant à Denis Sassou Nguesso, de se représenter à la tête du pays, au cours du mois d’octobre 2015. Autre exemple, soulevé par Philippe Couve : bien que reliée au câble transocéanique ouest-africain, la RDC n’est jamais parvenue à offrir une connexion satisfaisante et bon marché à ses citoyens : le problème viendrait, selon M. Couve, d’un déficit de connexion entre le câble océanique et la station d’aterrissage de Muanda, dont le chantier a été entaché par la corruption, et de graves malfaçons sur le backbone.

Si les Etats sont défaillants à fournir des services publics numériques, ou même à assurer une production électrique stable, ne faudrait-il pas, alors, que les géants du web investissent ce champ, comme le fait d’ailleurs Facebook avec le projet Internet.org ? Réponse unanime : « Uber ne va pas faire rouler de voitures sur les routes si celles-ci ne sont pas asphaltées » souligne Diane Audrey Ngako. En clair, les Etats doivent assumer leur rôle, produire de l’énergie, faire des routes, câbler le réseau.

Accompagner les écosystèmes numériques

Le numérique serait-il synonyme de développement ? Pour Ludovic Centonze, cela ne fait aucun doute. « Le web est un vecteur de développement important pour le reste de l’économie, il y a beaucoup d’indirects » qui seraient difficilement quantifiables. Orange a d’ailleurs pour objectif de mettre en place les conditions d’émergence d’écosystèmes numériques locaux. Il y a désormais 170 incubateurs locaux en Afrique, mais le travail, notamment sur le plan symbolique, reste considérable : « Ce n’est pas uniquement l’argent qui manque, mais l’accompagnement également» affirme M. Centonze. Même son de cloche chez Jérémy Hodara : « Là bas, être entrepreneur, c’est le bas de l’échelle. Tout le monde est entrepreneur, car c’est la seule façon de se faire remarquer. Le problème, c’est que ces entrepreneurs n’ont pas forcément la capacité pour grossir et manager des équipes ».

Y a-t-il, alors, un modèle africain du développement numérique ? L’échec relatif de Ginger Messenger, une appli lancée au Sénégal et supposée remplacer Whatsapp, en utilisant des emoji locales est éloquent. L’exemple de Jumia, en revanche, l’entreprise d’e-commerce co-fondée par M.Hodara, est éclairante à plus d’un titre. Elle montre, tout d’abord, qu’il n’y a pas de baguette magique pour réussir son business plan numérique en Afrique. « On s’est simplement aperçu que le offline n’était pas présent. Prenez Lagos, il y a 20 millions d’habitants et seulement trois malls. Regardez les gens à Roissy-Charles de Gaulle qui repartent avec des sacs pleins de biens de consommation : ce n’est pas parce qu’ils adorent le shopping, c’est bien parce qu’il y a un intérêt économique à ramener des biens qui ne sont pas présents en Afrique ».

L’intérêt du témoignage du co-fondateur de Jumia permet de faire le lien entre le soft et le hard. Le succès du téléphone mobile en Afrique (en 2018, 50% de la population africaine pourrait avoir accès à un smartphone), le fait que la population découvre Internet par le téléphone, pourraient laisser croire au mirage d’une économie entièrement dématérialisée. Il n’en est rien : « Il ne faut pas pêcher par excès de confiance, du style : « tout est possible, tout le monde a Whatsapp et iOS. » » poursuit M.Hodara, avant de conclure : « Un bon billboard bien placé à Kigali est plus efficace et coûte moins cher qu’une campagne de pub à la télé ».

Le succès de Jumia est aussi à chercher du côté de sa capacité d’implantation sur le terrain : dans un pays où les adresses sont parfois difficiles à trouver, Jumia possède une flotte de véhicules supérieure à celle de DHL aujourd’hui, et même des livreurs à pieds pour certaines livraisons à Lagos. « Ce qui est derrière la machine, ça peut être très local : il y a des pays où les clients vont appeler systématiquement après avoir commandé pour être sûrs que leur commande est passée. Ce n’est pas vrai partout ».

Quelles perspectives ?

L’adaptation aux contextes locaux est donc importante pour développer le numérique en Afrique. L’exemple le plus frappant est le succès de Whatsapp. Pour Philippe Couve « en France, on sait pas ce qu’est Whatsapp parce qu’on a des SMS illimités depuis longtemps. » Whatsapp, c’est donc une messagerie ultra légère, tout terrain, disponible aussi bien pour Iphone que pour Nokia S40. Whatsapp est une des applications les plus populaires au monde,avec 10 milliards de messages échangés par jour en 2014. Mais Whatsapp, c’est aussi la possibilité de créer des groupes, où l’information est échangée très rapidement. Lors de la crise du Burkina Faso en octobre 2015, un militant confie qu’on trouvait sur les groupes Whatsapp « des informations pratiques sur les déplacements des forces de l’ordre, des conseils de crise ».

Sur un territoire où il est « plus facile d’accéder à un portable connecté qu’à un ordinateur », pour reprendre une expression de M. Jekinnou, où le paiement par téléphone portable est entré dans les mœurs depuis bien longtemps, où les mêmes devices portables peuvent servir à plusieurs dizaines de clients pour leur achat en ligne, selon M.Hodara, les perspectives seraient du côté de l’adaptabilité et de la simplicité, à l’image de Whatsapp.

Qu’en est-il des médias ? Si « Facebook est vraiment LE réseau social des Africains », avec plus de 120 millions d’utilisateurs, selon Diane Audrey Ngako, il est également envahi par les politiciens, la police, ce qui fait que les citoyens se rabattent sur Whatsapp, d’après Sinatou Saka, journaliste pour RFI et France 24, voire sur les blogs, qui sont encore bien vivants en Afrique. En témoigne le succès du blog de Linda Ikeji au Nigéria. Le succès des réseaux sociaux ‘classiques’ est aussi minimisé par Philippe Couve, qui y voit « l’émergence d’une génération alphabétisée, mais restreinte, qui voit dans les réseaux sociaux le moyen d’outrepasser certaines limitations et prendre leur autonomie».