Programmatique : enjeux business et juridiques

Avec 5,7 milliards d’euros investis en 2015 en Europe (chiffres IAB), l’achat programmatique s’impose progressivement sur le marché du display. On en parle beaucoup, les prévisions de croissance sont impressionnantes et les promesses de succès alléchantes, mais il n’est pas facile de cerner clairement les acteurs du marché, leurs rôles exacts, le fonctionnement et les limites de la programmatique. Comment s’organise cette gestion automatisée de campagnes publicitaires ? Quels sont les impacts métiers, les horizons business et les enjeux juridiques ? Pour y répondre, nous avons invité chez SoLocal pour notre atelier mensuel Frédéric Duflot, ancien juriste à l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) et consultant en cybersécurité  et Hugues Templier, directeur du développement commercial de la programmatique chez Teads.

Les promesses de la programmatique

Dans le marketing digital, la programmatique désigne l’achat et la vente d’inventaires publicitaires de manière automatisée grâce à des algorithmes. Comment ça marche ? D’un côté, la DSP (demand-side platform), l’interface qui permet à l’annonceur de piloter ses campagnes d’achats média ; de l’autre, la SSP (supply-side platform) qui agrège les offres d’inventaires des éditeurs. La transaction se fait via un ad-exchange, soit sous forme d’enchères en temps réel, Real-time bidding (RTB), soit en deals privés sur une private marketplace (PMP).

Pour Hugues Templier (Teads), la programmatique est un outil aux multiples promesses : « redonner le pouvoir à l’acheteur, qui peut acheter impression par impression et non plus des paquets d’impression comme par le passé », mais aussi « la possibilité d’un meilleur ciblage et d’une meilleure optimisation des campagnes » grâce à l’enrichissement des données. Au cœur du marketing programmatique, le croisement des 1st, 2nd et 3rd party data qui permet d’affiner la connaissance client et de cibler ses prospects en identifiant les profils jumeaux (Look-alike modeling). Enfin, la programmatique garantit, selon Hugues Templier, une certaine transparence : « les URL sont transparents, les prix aussi, cette transparence crée un marché efficient, qui s’autorégule pour qu’il y ait le meilleur prix, au meilleur moment pour la bonne personne ».

Trop de data ?

L’aventure programmatique paraît tentante, mais est-ce si facile à mettre en œuvre ? Hugues Templier (Teads) souligne en effet que « trop de data empêche la livraison de campagnes, le reach n’est pas assez gros, l’annonceur est obligé de mettre en place plusieurs stratégies, plusieurs campagnes, certaines très ciblées et d’autres avec un peu moins de data. » Dans le public, Cédric Naux (Bayard Presse) témoigne de cette inquiétude : « l’enjeu c’est bien la personnalisation du message publicitaire en fonction des data collectées, mais est-ce qu’on a en la capacité, en création comme en budget ? Sera-t-on en mesure d’en assumer le coût ? Aura-t-on les moyens de créer autant de messages qu’il y a de cibles identifiées et de plateformes de destination ? Une version pour Facebook, une autre pour Snapchat, etc. ».

Il faut aussi s’adapter au multi-device. Chez Teads, « le mobile représente aujourd’hui 57 % des inventaires, contre 30 % en 2014 ». Cela nécessite de travailler sur la partie technique pour être sur tous les terminaux. Hugues Templier précise : « Chez Teads, on a créé un format vertical et un format carré, pour s’adapter au mobile et aux réseaux sociaux. On essaie de s’adapter aux contraintes du marché, il y a beaucoup de devices, beaucoup de systèmes d’exploitations différents. »

A la recherche de nouvelles compétences

Exigeant en capacités techniques, en capacités de création, le marketing programmatique l’est tout autant en capacités de recrutement. « La programmatique rend les plans médias de plus en plus complexes à piloter, les annonceurs et les agences doivent recruter de plus en plus d’experts, de personnes qui disposent des bonnes compétences, lesquelles ne sont pas si faciles à trouver », rappelle Hugues Templier.

Comment s’organise cette révolution des métiers dans le marketing digital ? Chez Solocal, « on capitalise sur les profils existants (commerciaux sur tout le territoire, télévendeurs, chargés de relation client) en les formant, en les accompagnant pour commercialiser nos nouveaux produits », explique Frédéric Obala, directeur général en charge du pôle marketing digital, « et en parallèle on a fait évoluer le type de profils qui rejoignent le groupe. On crée de nouveaux emplois, on fait appel à de nouvelles compétences : développeurs, data scientist, SEA, on embauche à Paris, Londres, Madrid. On a une trentaine de développeurs en Autriche. »

L’avenir du marketing digital

La programmatique est-elle amenée à occuper 100 % du paysage du marketing digital ? Y a-t-il encore un avenir pour les transactions de gré à gré ? On prévoit que le programmatique représentera 80 % du marché du display en 2020 . Qu’est-ce qui constituera alors la spécificité du gré à gré ? Pour Hugues Templier (Teads), cela pourra être « de travailler sur des formats qui ne sont pas encore disponibles en programmatique, des habillages spécifiques… Il y aura toujours un business en Ordre d’insertion (OI) ». Pour Frédéric Obala (SoLocal) « en effet, la programmatique est avant tout un moyen, et non un format. Il y aura toujours plusieurs formats, peut-être pas tous opérés sous mode programmatique. Aujourd’hui, bien que l’on sache que c’est une véritable lame de fond, il est encore difficile d’affirmer que ce mode représentera plus ou moins 80% du marché..

Avec l’automatisation du processus et la possibilité pour l’annonceur d’internaliser cette activité, la programmatique bouleverse la chaîne d’acteurs du marketing. Quel rôle pour les intermédiaires qu’on connaît aujourd’hui ? « Cette désintermédiation oblige les agences à à se remettre en question, elles vont devoir réaffirmer leur valeur ajoutée, dans la partie conseil, pour justifier leurs honoraires » selon Nicholas Vieuxloup. Hugues Templier estime lui aussi que les agences vont devoir se renouveler. Il observe que « plusieurs gros acteurs de la programmatique, qui prennent déjà de grosses parts de marché sur la partie technique (comme Double-Click by Google), font de plus en plus de conseil. »

 

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Face aux algorithmes des plateformes nord-américaines  

Dans l’écosystème programmatique, les géants nord-américains Google, Facebook, Apple occupent une place centrale et soulève de nombreuses préoccupations d’ordre juridique. Le droit, qu’il s’agisse de la protection des données à caractère personnel ou des aspects contractuels, est « insuffisant en la matière », explique Frédéric Duflot, ancien juriste à l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) et consultant en cybersécurité. « Lorsque vous contractez avec Google, Apple, Facebook, il vous est proposé une offre standardisée et un contrat d’adhésion, par essence non négociable. Si vous voulez raisonner face à un GAFA, ne les considérez pas comme un partenaire économique faisant jeu égal mais adoptez plutôt les tactiques utilisées habituellement envers un Etat ou une organisation internationale, et faites du lobbying. »

Il y a néanmoins « quelques tentatives de régulation, notamment avec le projet de loi pour une République numérique, afin de garantir que les tiers utilisateurs des plateformes soient traités de façon loyale, équitable, par les algorithmes utilisés en matière de programmatique. C’est un jeu de pouvoir entre ces grandes plateformes et tous les autres acteurs, qu’ils soient producteurs ou consommateurs de data. Malgré ces tentatives de régulations, le rapport de force demeure déséquilibré. Rappelons par exemple que les algorithmes utilisés par les plateformes sont généralement opaques et non auditables. Par exemple, si un jour l’une ou l’autre de ces plateformes décide de changer son algorithme, le modèle économique ou modèle de communication de certains acteurs peut être à repenser dans son intégralité. A titre d’exemple, les évolutions des algorithmes de référencement du moteur de recherche Google forcent les acteurs de ce milieu à réinventer leur processus régulièrement et de manière drastique. Bien évidemment, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas travailler avec eux, mais qu’il faut prendre en compte ce risque et se tenir prêt à faire évoluer son modèle économique si celui -ci devient intenable.

Données personnelles et expérience utilisateur

Côté utilisateur final, la programmatique soulève la question de la protection des données à caractère personnel. « Un régime juridique existe », précise Frédéric Duflot, « il est restrictif et évolue même vers plus d’obligations et de transparence notamment avec le règlement général sur la protection des données qui entre en vigueur en 2018. » Il ajoute, un brin provocateur : « Est-ce que cette bataille n’est pas un peu surannée ? Aujourd’hui les données de profil existent indépendamment de la personne. En marketing, on a juste besoin de rassembler des données comportementales autour d’un identifiant unique et d’être certain que les différents comportements enregistrés sur Internet correspondent au bon profil. On ne s’intéresse plus vraiment à l’état civil de la personne. »

La promesse de publicités mieux ciblées, plus pertinentes, peut-elle atténuer les réticences à être « traqué » de manière continue sur internet ? Cédric Naux (Bayard Presse) partage une de ses expériences quotidiennes en tant qu’internaute : « parce que je cherche une fois ‘piscine à Nice’, j’en prends pour une semaine de publicités de piscinistes dans mon navigateur. On finit par installer des adblockers, lassé d’être suivi et de voir son expérience utilisateur dégradée. » Pour Nicholas Vieuxloup, c’est un challenge propre au marketing, mais pas spécifiquement à la programmatique : « il s’agit, comme toujours, de trouver le bon équilibre entre le ciblage précis et l’intrusion, trouver la bonne présence, la bonne pression. » Le juriste Frédéric Duflot illustre ce défi à travers une expérience personnelle : utilisateur averti, il utilise régulièrement plusieurs outils de protection tels que les bloqueurs de publicité ou les réseaux privés virtuels. « Aujourd’hui, je ne suis pas représentatif de la maturité du public en matière de technologies de l’information. L’enjeu pour les acteurs business, c’est que je ne le devienne pas. Ils doivent donc mesurer le caractère intrusif de leurs outils marketing pour éviter le basculement de leur public vers des techniques qu’il leur sera impossible de contourner. Dans tous les cas, pour bénéficier des services de l’internet mais également protéger sa vie privée, je recommande aujourd’hui que chaque personne différencie ses profils de navigation et les outils qu’elle utilise entre des usages anonymes pour protéger ses données et des usages plus ouverts pour bénéficier des applications du web.» Avoir plusieurs vies virtuelles en somme.

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