Par Jean-Marie Benoist

Il semble que régulièrement, les acteurs des télécommunications sont tentés par la convergence avec les médias. Si la tendance actuelle pourrait s’avérer n’être qu’une répétition de plus du cycle, elle pourrait également aboutir à un bouleversement en profondeur du paysage médiatique. Quelles motivations sont derrière cette convergence ? Quelle est l’ampleur exacte du phénomène ? Et que peut-on en attendre ?

Pour en discuter, nous avons invité chez Endemol France Jean-Pierre Panzani (Médiamétrie) et Yves Gassot (IDATE). Une session organisée et animée par Jean-Dominique Séval (IDATE Digiworld), Eric Scherer (France Télévisions), Pierre-Olivier Cazenave (SMC), et Paul Roy (SMC).

Depuis deux ans, le sujet du rapprochement des Telcos avec les médias fait régulièrement les titres des journaux. Mais cela ne veut pas dire que le sujet est neuf : cela fait, après tout, 20 ans que les réseaux télécom véhiculent des images et distribuent des chaînes. En fait, « c’est un cycle, décrit Julien Brault (Endemol). Tous les cinq ans, les opérateurs découvrent « l’eldorado » des contenus. » Et il est vrai que les cycles précédents s’étaient en général conclu par des échecs, ou semi-échecs. Celui-ci, cependant, a l’air de commencer différemment : BT TV a, pour l’instant réussi son pari. Après avoir bousculé Sky sur le sport, et beaucoup investi dans son réseau très haute définition, BT TV a fait croître significativement ses abonnements internet en offrant des chaînes de sport. C’est le modèle que s’efforce de suivre SFR – maintenant Altice, un nom débarrassé de ses connotations Telcos -, et d’autres. En fait, le mouvement a commencé aux Etats-Unis, avec le rachat de NBC-Universal par Comcast. Lui emboîtant le pas, AT&T a acheté DirecTV en 2015, et Time Warner en 2016. Verizon, après avoir acheté des briques techniques de type AOL, serait – selon la rumeur – en discussion avec Charter (n°2 des abonnés multiplay aux US). Cette dernière opération n’a pas encore été entérinée par le comité anti-trust, mais comme celui-ci est moins regardant quand les deux entreprises n’appartiennent pas au même secteur, elle devrait être confirmée, probablement avec des restrictions. Et des opérations similaires se sont multipliés un peu partout : Telefonica, Deutsche Telekom, ou encore Proximus explorent le terrain des médias.

Changements d’usage

D’un certain point de vue, le rapprochement entre les Telcos et les médias est l’aboutissement logique de l’évolution des usages. La télé reste l’écran-roi : selon Médiamétrie, on y passe 3h43 par jour, contre 8 minutes sur les autres écrans, en replay ou en live. Mais « le poids des Telcos dans l’acheminement de la télévision a beaucoup augmenté, souligne Jean-Pierre Panzani (Médiamétrie). En 2008, 28% des foyers recevaient la télévision via le câble ou l’ADSL ; aujourd’hui, ils sont 54,9%. On peut y rattacher les 22% de box et satellites, reliés à internet pour le replay… En fait, seulement 26% des foyers ne reçoivent que la TNT – contre 46% en 2008. » Le basculement a été très rapide. Et la diffusion a suivi ce mouvement. En 2009, 9% des contenus télévisuels étaient délivrés via ADSL, pour 58,7% de hertzien ; aujourd’hui, l’ADSL est à 36% – 40% en ajoutant le câble -, et 38,9% pour le hertzien (source : médiamétrie). Avec leurs box, omniprésentes, les Telcos ont aujourd’hui, de fait, pris le pouvoir en matière de diffusion de contenus média. Mais les raisons qui les poussent à chercher une convergence avec les médias eux-mêmes, pour construire des offres quadruple-play, sont différentes.

Les Telcos à la recherche de croissance

Les Telcos sont indubitablement riches. Mais « Leur croissance est proche de zéro, voire en légère décroissance, souligne Yves Gassot (IDATE). Comme la consolidation territoriale est impossible, ils se tournent vers la diversification. » D’où la recherche d’une intégration verticale. L’achat de DirecTV, par exemple, a fourni un cash flow intéressant à AT&T – et les Telcos ont besoin de cash flow, pour payer leurs dividendes. L’opération leur a également permis d’augmenter leur nombre d’abonnés, ce qui renforce leur position pour les négociations avec les producteurs de contenus sur le marché domestique. Et enfin, ils ont lancé une sorte de bouquet câble virtuel diffusé en streaming, Direct TV Now. Comcast s’apprête à se lancer dans le même genre d’opération… En fait, l’idée est qu’en proposant des contenus spécifiques et exclusifs, ils puissent non seulement profiter du dynamisme du secteur, mais aussi de pouvoir augmenter leur nombre d’abonnés – ce qu’a fait BT TV.

Recherche de diversification

« Il y a une dimension défensive dans cette recherche, estime Yves Gassot (IDATE). Ces dernières années, les évolutions ne vont pas dans un sens qui leur permettrait de jouer le rôle de gatekeeper. » L’internet se répand partout, la qualité s’améliore, la loi sur la Net Neutrality est efficace – pour l’instant l’opérateur ne peut pas choisir ou favoriser les contenus qu’il distribue. Par ailleurs, l’autodistribution par le streaming commence à se généraliser : programmes, SVOD, chaînes, bouquets, différé, temps réel… De partout, on peut pousser, sans contrainte, ses programmes, sans nécessairement passer par la box de l’opérateur. « C’est une inversion complète du rapport de force entre le diffuseur – que ce soit une chaîne, par satellite, par câble… – et la production. Et l’appel d’air sur la production, sur l’entertainment – c’est le support de la publicité – pousse à la hausse le prix des programmes. » Du coup, aujourd’hui, les grands groupes américains de média – Disney et consort – ont des profils plus dynamiques que ceux des opérateurs : meilleures marges, croissances… ce qui les rend attirants pour des Telcos acculés sur leur territoire, pour qui les investissements pour l’amélioration de leur réseau ne font qu’augmenter. « Jean-Baptiste Say, un économiste qui a travaillé sur l’intégration verticale, a proposé une loi qui dit, en simplifiant : quand on est en position d’oligopole sur un maillon de la chaîne, on peut continuer à percevoir ses rentes liées à sa situation – mais pas à les augmenter », précise Yves Gassot (IDATE).

Publicité programmatique

Mais il y a une encore une autre raison qui pousse les opérateurs à monter du quadruple-play : la publicité programmatique. Il est déjà aujourd’hui possible de changer les spots publicitaires lors d’un replay, tant que le contenu est diffusé en ligne ; et,techniquement, on peut même le faire en temps réel, avec du ciblage plus précis et pointu. « Récemment, le SMPTV a estimé à 200 millions d’euros de CA sur la publicité programmatique en 2022 », souligne Jean-Pierre Panzani (Médiamétrie). En France, la réglementation empêche le décrochage publicitaire – pour l’instant… Et tout cela pose de nouveaux défis, notamment en matière de mesure de performance des programmes. « Aujourd’hui, quand on mesure un écran, on estime son potentiel, ce qu’il va rapporter en termes de GRP, de couverture par rapport à une cible choisie… Quand on pratique le ad switching (consiste à programmer dans le flux live diffusé sur internet ou via une application un spot publicitaire différent de celui visible sur le téléviseur) , il devient compliqué de mesurer l’efficacité de la campagne elle-même. Il est indispensable de s’associer aux Telcos pour obtenir des données temps réel. » Ces dernières servent notamment à la vente aux enchères des écrans.

« Nous avons travaillé sur des mesures hybrides, avec notamment CanalSat, explique Jean-Pierre Panzani (Médiamétrie). Car la panélisation est nécessaire. Ce n’est pas parce qu’un écran est allumé qu’il est regardé… C’est en utilisant tous les outils que l’on arrivera à un meilleur targeting. »

 

La production de contenu, un marché complexe

Avec tous ces arguments, on comprend pourquoi la tentation médiatique a repris les Telcos. Et il est vrai que leur domination actuelle sur la diffusion les met en position de force. Mais si les initiatives abondent, cela ne veut pas dire que les opérations vont de soi. Tout d’abord, ces rapprochement et d’acquisitions représentent des montants faramineux. Et cela a une conséquence non négligeable : « les seuls abonnés de AT&T ne suffiront pas à éponger les 108 milliards de dollars d’achat de Time Warner, souligne Yves Gassot (IDATE). Il faudra le gérer pour y arriver. » Ensuite, et c’est probablement l’élément le plus important : les Telcos ne sont pas les seuls à s’intéresser à la production de contenu. Pour l’instant, le marché de la publicité programmatique est dans les mains de Google et de Facebook – et eux aussi commencent à décliner une stratégie de production de contenu : « vidéo first », dixit Mark Zuckerberg… Sans oublier les chaînes elles-mêmes, et les nouveaux acteurs comme Netflix. Tout le monde sait que l’investissement sur le contenu est vital. Mais le principal obstacle à la réussite des tentatives de convergence est que la production de contenu est un métier et un marché complexe – et que ni Google, ni Facebook, ni AT&T, ni Altice, etc. ne savent (pour l’instant) faire de la télévision.

Le contenu est une ressource finie

« Maintenant, il est très difficile d’arriver à générer un volume de contenus de grande qualité pour alimenter l’ensemble de ces canaux. Il y a de vraies enchères sur les programmes-phares – notamment les séries – et cela ne va pas s’améliorer », estime Tania Khali (France Télévision).

Car dans une nuée de nouveautés, seules quelques-unes tirent leur épingle du jeu. Par exemple, selon une étude Nielsen, deux séries seulement ressortent sur Netflix (House of Cards et Orange is the new black). Le reste est très faible… Pour créer ces programmes, il faut des talents. Et les producteurs, eux, se trouvent encore au début de la transition. « Sur le papier, cela veut dire plus de clients ; mais à court terme, ce sont nos clients traditionnels qui souffrent », explique Julien Brault (Endemol). Les nouvelles plateformes font des investissements, mais ces derniers sont encore loin de l’importance de ceux d’une chaîne comme TF1… Du coup, avec la hausse des prix, les producteurs doivent diminuer leurs marges, pour conserver leurs clients traditionnels. De plus, les nouveaux entrants recherchent surtout le sport, des films et des séries – ce qui coûte le plus cher – et délaisse le flux, qui a l’avantage de pouvoir être industrialisé. « Il y a des investissements important, mais au vu des résultats, pour l’instant, personne ne sait s’il y a un avenir certain pour ces initiatives de contenu original, pour une plateforme dédiée et pour un nouveau type de consommation », résume Julien Brault (Endemol). D’une certaine façon, c’est encore le téléspectateur et sa télécommande qui dicteront la suite des évènements.

Les trois points à retenir :

  • Si les Telcos sont régulièrement tentés par les médias, ils occupent maintenant une position dominante dans leur diffusion
  • En ligne de mire : l’augmentation des abonnements avec des offres quadruple-play et la publicité programmatique.
  • Le contenu est une ressource finie, et les Telcos ne sont pas les seuls à s’y intéresser ; la concurrence est forte et les coûts élevés.

Une session organisée par le

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