Les enseignements des campagnes politiques en Social Media

Par Brice Andlauer

Les trois points à retenir :

  • La campagne de France Insoumise souligne l’importance des réseaux sociaux pour occuper l’espace médiatique mais aussi proposer une nouvelle expérience de mobilisation militante.
  • Cette campagne a été marquée par la systématisation des techniques de manipulation de l’information sur les réseaux sociaux : raids, astroturfing et interférences venues de l’étranger.
  • L’opposition entre l’organisation verticale d’En marche et la volonté de transversalité de l’organisation de France insoumise est réelle et observable sur les réseaux sociaux.

Que ce soit pour communiquer de façon classique ou innovante, organiser la mobilisation des militants, atteindre de nouvelles cibles, récolter des données sur leur électorat ou adapter leur stratégie, les équipes de campagnes politiques ont toutes investi massivement les réseaux sociaux à l’occasion des campagnes électorales françaises de 2017. Au lendemain des élections présidentielles et législatives, on peut observer que les stratégies diffèrent d’un candidat à l’autre, avec une efficacité et des objectifs variables.

Pour en discuter, nous avons invité chez l’Obs Sophia Chikirou (Mediascop), Julien Longhi (Université de Cergy-Pontoise), Nicolas Vanderbiest (Université Catholique de Louvain) et David Chavalarias (CNRS). Une session organisée et animée par Aurélien Viers (L’Obs), Maxime Drouet (Burson Marsteller i&e), Pierre-Olivier Cazenave (SMC) et Paul Roy (SMC).

Si les intérêts de communiquer sur les réseaux sociaux pour les hommes politiques sont multiples, l’interaction rendue possible avec leur électorat semble être devenue une priorité pour certains. « Ce qui a marché sur notre chaine YouTube, c’est qu’on a ouvert les commentaires. Le principe même de YouTube, c’est d’échanger, et de tenir compte de ce que les gens vous disent, » raconte Sophia Chikirou (Mediascop) en rappelant que la Foire Aux Questions (FAQ) des internautes auxquelles répondait Jean-Luc Mélenchon en vidéo a poussé cette logique au maximum. Le candidat de la France Insoumise s’est démarqué par sa stratégie sur les réseaux sociaux, avec notamment sa chaîne YouTube qui rassemble plus de 369.000 abonnés. Au-delà des retransmissions de discours et clips de campagne, on y trouve en effet des contenus exclusifs : revue d’actualité hebdomadaire, débats, décryptages …

« Sur YouTube, les jeunes retiennent la qualité, la scénarisation, le montage. Ce qui a marché, c’est que Jean-Luc Mélenchon n’a pas fait de la communication à l’ancienne. Au contraire, il a repris les codes des YouTubeurs.» Julien Longhi (Université de Cergy-Pontoise)

En attirant un électorat plus jeune (18-25 ans) et parfois peu politisé, cette stratégie médiatique permet également de ne pas dépendre uniquement des médias traditionnels. L’équipe de campagne de Jean-Luc Mélenchon a par exemple diffusé une émission de 5h30 chiffrant en détails le programme du candidat. « Il s’agissait pour nous d’utiliser YouTube comme notre propre média, et de prendre le temps de dire ce qu’on n’avait pas le temps de dire sur des médias traditionnels, » explique Sophia Chikirou, directrice de la communication du candidat pendant la campagne.

DES OUTILS POUR ORGANISER LA MOBILISATION

Si Sophia Chikirou assure ne pas avoir eu recours au big data pour affiner sa stratégie de campagne, elle reconnaît que les réseaux sociaux représentent un indicateur supplémentaire pour identifier des tendances. Le nombre d’abonnés, de partages, mais aussi de dons en ligne sont pris en compte au même titre que les sondages par les équipes de Jean-Luc Mélenchon. « Nous avions mis en place un certain nombre d’outils pour évaluer notre impact, et ça ne pouvait pas se limiter aux sondages. On avait par exemple un don moyen entre 24 et 27 euros, et notre chaîne YouTube gagnait entre 10 000 et 15 000 abonnés par semaine. Tant que ces chiffres montaient et que les sondages nous mettaient bas, on s’est dits qu’il se passait quelque chose, » raconte Sophia Chikirou.

« En février, Hamon est à 18% dans les sondages et nous sommes à 9%. Il y a une déferlante médiatique contre nous, la seule chose qui nous fait résister, c’est le meeting en hologramme et notre émission de chiffrage. Ça nous évite de disparaître, les réseaux sociaux nous ont sauvés. » Sophia Chikirou (Mediascop)

En plus d’occuper l’espace médiatique et d’attirer des électeurs, les réseaux sociaux permettent de structurer une mobilisation militante essentielle à toute campagne. « Au-delà de la viralité et la communication massive, le point commun entre les campagnes de Jean-Luc Mélenchon et d’Emmanuel Macron a été l’effet de mobilisation. Et de ce point de vue là, je pense que le dispositif Macron a été plus rodé, » analyse Jean-Maxence Granier, directeur général de Think Out, une agence marques et médias. « Là où c’est innovant, c’est qu’aussi bien Emmanuel Macron que Jean-Luc Mélenchon décident de faire campagne en dehors d’un parti politique, de casser ce cadre là. La rupture était là, » ajoute Sophia Chikirou, également dirigeante de la société de communication Mediascop.

Du côté de Jean-Luc Mélenchon, la création d’un groupe Discord, une plateforme de discussion en ligne majoritairement utilisée par des groupes de joueurs en ligne, a été centrale et structurante. Le discord insoumis a réuni jusqu’à 25.000 membres au cœur de la campagne, avec la particularité d’être totalement autogéré entre 5.000 groupes d’appui, centrés sur des actions de mobilisation[1]. Le mailing a aussi été un support vital pour organiser la mobilisation, permettant par exemple la levée de « 80. 000 euros en trois semaines pendant les élections législatives, avec seulement cinq relances, » comme le raconte Sophia Chikirou (Mediascop.)

« Le ‘discord insoumis’ est intéressant du point de vue des techniques d’influence. C’est un exemple typique d’une intervention politique qui a fait basculer un système dans une voie que les utilisateurs n’anticipaient pas du tout. » David Chavalarias (CNRS, Politoscope)

De l’organisation de manifestations à la création de contenus, les membres du groupe discord organisent une mobilisation qui va devenir essentielle dans la campagne du candidat Mélenchon, à tel point qu’ils augmentent directement son influence digitale. « Il y avait des groupes qui menaient des raids sur les publications liées à Jean-Luc Mélenchon pour faire remonter en top commentaire des messages positifs. Du coup, l’algorithme de Facebook faisait remonter la publication. À la rédaction, on savait que les contenus sur Mélenchon viralisaient ainsi presque systématiquement » raconte Tom Mery, community manager à L’Obs.

RAIDS ET ASTROTURFING

La mobilisation digitale de certains militants peut donc parfois tourner à la manipulation. «Les communautés autour de Mélenchon et Le Pen étaient particulièrement mobilisées, avec des pratiques différentes. Les actions de la communauté liée à Jean-Luc Mélenchon visaient en premier lieu à interpeller des candidats ou faire passer des éléments de programme, alors que celle autour de Le Pen avait fréquemment recours au dénigrement (ex. Ali Juppé) ou aux fausses nouvelles (ex. Macron financé par l’Arabie Saoudite)» nuance David Chavalarias (CNRS, Politoscope). « Pour nous l’enjeu était d’être toujours dans les tendances pendant la campagne. Il faut un raid par jour, une actualité qui nous remet en première position. Les membres du discord insoumis mettaient un point d’honneur à être toujours devant, » confirme Sophia Chikirou (Mediascope.)

« Le problème, ce n’est pas de faire des raids sur des publications. Le problème, c’est lorsqu’un groupe politique essaie d’instrumentaliser un événement d’actualité en faisant croire, par une activité qu’il génère artificiellement, que les réseaux sociaux s’enflamment, dans le but de mettre certaines questions au centre du débat médiatique. » David Chavalarias (CNRS, Politoscope)

Cette technique d’influence, destinée à donner une fausse impression d’un comportement spontané ou d’une opinion populaire, s’appelle l’astroturfing. Elle est principalement utilisée par la « fachosphère » ou plutôt la « patriosphère » comme préfère l’appeler Nicolas Vanderbiest (Université Catholique de Louvain, Reputatio Lab). Selon lui, la première apparition de ce phénomène remonte à l’affaire de l’agression d’une jeune femme à Reims parce qu’elle portait un bikini, pour des motifs prétendument religieux[2]. « On parle d’un fait divers local qui est porté au niveau national à des fins politiques. Et tous les médias ou presque tombent dans le panneau. Avec le recul, c’est le premier élément qui va définir les trois ou quatre prochaines années en terme d’astroturfing en politique, » analyse-t-il.

« À l’avenir, on va avoir des logiques d’astroturfing beaucoup plus hiérarchisées, avec des groupes beaucoup plus organisés. » Nicolas Vanderbiest (Université Catholique de Louvain, Reputatio Lab)

Pendant la campagne présidentielle, des tentatives d’influence basées à l’étranger, notamment avec des groupes d’extrême droite aux Etats-Unis, ont par ailleurs été constatées. « On a retrouvé des traces qui, dès novembre 2016, indiquaient que des groupes ayant soutenu l’élection de Trump avaient l’intention de se porter maintenant sur l’élection présidentielle française. Les discussions en ligne de l’entre-deux tour sur 4chan au sein de groupes qui se présentaient comme l’alt-right américaine avaient pour mot d’ordre total meme war. Pendant l’entre-deux tours, cela s’est concrétisé par la diffusion de contenus poussant les électeurs à s’abstenir ou à s’opposer à Macron (avec les MacronLeaks en point d’orgue). En terme de flux c’était énorme, avec un pic d’activité beaucoup plus important que le pic du PenelopeGate par exemple, » raconte David Chavalarias (CNRS, Politoscope.) Les hashtags de type #StopMacron en sont l’exemple le plus illustrant, un grand nombre de messages associés étant lancés directement depuis l’étranger, dont les Etats-Unis pour une large part, selon le Politoscope. Si ces phénomènes nouveaux ne sont pas toujours récupérés ni utilisés par les équipes de campagne, leur existence et leur pouvoir d’influence est aujourd’hui indéniable.

HORIZONTALITÉ OU VERTICALITÉ

Si les objectifs et les modes de communication utilisés par les équipes de campagne sont souvent similaires, l’organisation hiérarchique peut varier d’un candidat à l’autre. « Dans la campagne d’Emmanuel Macron, j’ai senti une professionnalisation et une normalisation des messages. Je pense que dans le dispositif En Marche, il y a une centralisation qui vient de très haut, » analyse Jean-Maxence Granier, directeur général de Think Out.

« L’équipe d’Emmanuel Macron a été très forte pour apporter des visuels très identifiables, renouveler les codes en apportant de nouveaux éléments. » Julien Longhi (Université de Cergy-Pontoise)

À ce type d’organisation très verticale permettant d’assurer une cohérence de bout en bout, s’oppose la méthode Mélenchon qui laisse des personnes extérieures à l’équipe de campagne se saisir de la communication. La décision a par exemple été prise par la direction de la campagne de retweeter des tweets de comptes extérieurs aux équipes. « Je pensais que c’était important que les gens s’approprient la campagne, peu importe les éléments de langage. Très souvent nos éléments sont repris naturellement. Si ce n’est pas le cas, nous jugeons entre nous s’il est pertinent ou non de reprendre des tweets extérieurs, » explique Sophia Chikirou (Mediascop.) Cette organisation verticale, qu’elle préfère qualifier de « transversale, » a été poussée à tel point que le groupe Discord Insoumis a parfois été mentionné dans des communiqués de presse sur la création de sites web auxquels ils avaient participé, voire créé de toute pièce. « Nous les institutionnalisons et leur donnons une reconnaissance. Mais si nous commençons à nous les approprier nous allons les perdre. Ils sont très attachés à leur indépendance, » analyse-t-elle.

« Je ne pense pas qu’il y ait un risque de perte de la cohérence idéologique avec un tel fonctionnement. Il y a une forme d’auto contrôle et d’auto correction de la communauté des insoumis. » Sophia Chikirou (Mediascop)

D’un candidat à l’autre, il semble que les méthodes les plus efficaces soient celles qui envisagent les réseaux sociaux comme un maillon de la chaîne qui permet de développer une communication politique efficace. « Certains candidats ont compris que les réseaux sociaux n’étaient pas totalement représentatifs de l’opinion publique, » analyse Adrien Briand, community manager à 20minutes. Aussi bien Emmanuel Macron que Jean-Luc Mélenchon ont par exemple diffusé un guide des éléments de langage à prononcer pendant un dîner de famille, permettant à ces stratégies de dépasser le cadre strictement numérique. Si l’activité numérique a un peu réduit depuis les élections législatives, elle va très probablement encore largement évoluer, aussi bien dans la majorité que l’opposition.

Références :

[1] Gabriel, Oihana. « Comment Fonctionne «Discord Insoumis», L’outil Numérique Pro-Mélenchon? » 20 Minutes. 20minutes, 18 Avr. 2017.
[2] Marlier, Fanny. « Bikini De Reims: « Il Faut Arrêter De Sauter Sur Chaque Fait Divers Pour L’instrumentaliser ». » Les Inrocks. Les Inrocks, 27 Juil. 2015.

 

 

Une session organisée par le

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