Après l’Afrique , le Social Media Club France s’est associé à l’institut français et StartupBRICS pour organiser le 11 mai dernier à la Gaîté Lyrique une table-ronde en trois temps pour comprendre le développement du web social en Amérique latine : du marché des télécoms jusqu’aux enjeux business et aux usages citoyens des réseaux sociaux.

Par Claire Hemery

Retrouvez la vidéo de la conférence :

Key Facts :

    • Le secteur des télécoms a été libéralisé au milieu des années 1990
    • Le marché reste aujourd’hui très concentré, dominé par Telefonica et America Movil
    • Le taux de pénétration d’internet est de 56,6 %
    • L’accès à internet se fait de plus en plus sur mobile, sans passer par l’étape « desktop »
    • Les réseaux sociaux, comme Whatsapp, Facebook, Twitter, dominent la communication instantanée, ils ont permis aux usagers de contourner le coût des textos
    • Au Brésil notamment, le web social est au cœur des mobilisations citoyennes
    • Midia NINJA est emblématique de ces nouveaux médias indépendants
    • L’usage intensif du web social constitue une mine d’or pour les entrepreneurs du numérique
    • Au Brésil, au Chili, en Argentine, au Mexique et en Colombie, les startuppers ont encore pour modèle et objectif les Etats-Unis et la Silicon Valley

« L’Amérique latine est un continent que l’on connaît sans connaître », rappelle Nicholas Vieuxloup du Social Media Club en introduction. On oublie trop souvent qu’il recouvre des réalités très différentes et qu’il ne peut être considéré comme un tout.

Libéralisation et concentration du marché des télécoms

Le marché latino-américain des télécoms connaît une très forte croissance depuis la libéralisation du secteur dans le milieu des années 1990. S’il n’y a pas de régulation unifiée à l’échelle continentale, comme en Europe, on observe toutefois une très forte concentration du marché avec une poignée d’acteurs qui dominent : en tête, America Movil, du groupe Carso détenu par le Mexicain Carlos Slim, et la multinationale espagnole Telefonica, très présente notamment en Argentine, au Brésil et au Mexique.

Gaspard Estrada, directeur Exécutif de l’Observatoire Politique de l’Amérique Latine et des Caraïbes à Sciences Po, souligne une évolution récente du marché des télécoms. Ces opérateurs dominants vivent une période de transition, explique-t-il, car la pression concurrentielle s’accentue et leurs ressources financières, pour diverses raisons, diminuent. Cela les contraint à faire des arbitrages en matière d’investissement, et notamment à en cibler la localisation. La réforme du secteur au Mexique en 2013 a contraint Telmex et Telcel à faire des désinvestissements. Carlos Slim, qui a pu pendant une période se permettre d’investir dans tous les pays au même moment, doit aujourd’hui choisir les zones qui lui apporteront le plus de marge.

La très forte concentration du marché et le puissant lobbying de ces opérateurs auprès des pouvoirs publics maintient des coûts de télécommunications, fixe, mobile et internet, exhorbitants. Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’IRIS sur les questions ibériques (Amérique latine et Espagne), souligne que les tarifs à la minute des communications mobiles sont 3 à 4 fois supérieurs à ceux pratiqués dans la plupart des pays européens.

Un accès inégal à internet

Qu’en est-il de l’accès à internet ? Quelle que soit la manière dont on caractérise cette « capacité d’accès », on pourra constater de très fortes disparités sur le continent. Le taux de pénétration serait de 61 % en Amérique du Sud et de 46 % en Amérique centrale avec des situations très différentes d’un pays à l’autre : 80 % d’internautes en Argentine contre 57 % au Brésil ou 39 % en Bolivie. Des inégalités s’observent entre les zones rurales et urbaines, la fracture numérique divise également les zones urbaines.

Internet est un vrai facteur d’inclusion sociale.

Il y a néanmoins des politiques publiques accélérées et volontaristes pour développer l’accès à internet, explique Jean-François Fogel, membre de la fondation pour un nouveau journalisme en Amérique Latine. « Si vous allez dans les bidonvilles de Medellin en Colombie, vous trouverez la fibre optique. Il y a quelques années, on voyait des gens s’équiper de télévisions dans ce qui leur tenait lieu de maison, car c’était, comme internet l’est aujourd’hui, un moyen de s’intégrer à la société, un vrai facteur d’inclusion sociale. » Un rôle social que les acteurs culturels ou religieux ont bien compris. Jean-Jacques Kourliandsky témoigne : « Si internet s’ouvre aujourd’hui à Cuba, les points d’accès ont longtemps été limités aux Centres culturels étrangers ou aux églises, comme au Brésil, qui mettent des ordinateurs à disposition, c’est une façon de capter des adeptes. »

Très peu de familles ont accès à Internet à domicile, pour des raisons financières ou faute d’infrastructures.

Ces difficultés d’accès à internet sont à prendre en compte dans tout projet d’entrepreneuriat numérique. Anne-Sophie Dutat fait part de son expérience d’entrepreneure en Argentine et au Chili : « Quand on se lance dans le e-commerce, il faut savoir que très peu de familles ont accès à internet à domicile, pour des raisons financières ou faute d’infrastructures. L’accès se fera plus facilement sur mobile que sur desktop, à l’inverse du développement internet qu’on a connu en Europe. »

L’essor du web social

Le prix élevé des communications mobiles, et notamment le fait que les textos soient payants, a favorisé le succès des réseaux sociaux  – messenger, Twitter, Facebook et Whatsapp –  qui permettent de communiquer en temps réel, gratuitement. Au Chili, comme en Argentine et en Colombie, Anne-Sophie Dutat a pu constater que l’usage de Twitter est beaucoup plus populaire qu’en France et en Europe. « Tout le monde l’utilise, et pour tout type de prise de parole, notamment relative à la sphère privée. »

Au Brésil, c’est Whatsapp qui a marqué l’essor du web social.

Au Brésil, c’est Whatsapp qui a marqué cet essor du web social. Cette application de messagerie instantanée a permis aux usagers de contourner le coût dissuasif des communications mobile. Depuis 2/3 ans, témoigne Erika Campelo, co-organisatrice du Forum mondial des médias libres, e-change chez Ritimo, une guerre juridique se joue : les télécoms accusent Facebook, propriétaire de Whatsapp, de concurrence déloyale. L’application a déjà été bloquée plusieurs fois sur une décision de justice, comme le 2 mai dernier.

Social media & mobilisation citoyenne

Si les réseaux sociaux occupent une place prépondérante dans les communications privées, ils ont aussi un rôle majeur dans la mobilisation citoyenne. Jean-Jacques Kourliandsky rappelle à ce sujet l’importance des social media dans les grandes manifestations de juin 2013 au Brésil.

Midia NINJA est l’un des symboles de ces médias libres. Erika Campelo raconte : « Le réseau a explosé en juin 2013 lors de ces manifestations contre le coût cher de la vie. Constatant la manière dont les grands médias traitaient ces événements – tout était faussé, rien n’était précis, rien n’était vrai –  des jeunes, engagés, se sont dit : ‘nous aussi, on peut documenter ce qui se passe, par l’image, la photo, le son, la vidéo’. Ils se sont mis à produire et diffuser de l’information. Ils ont changé la donne en 2013, ce ne sont pas les seuls, il y a des médias indépendants, mais ils ont cette spécificité du réseau social, du temps réel, de l’instantanéité qui touche la jeune génération. Ils utilisent entre autres Tumblr, Facebook et une plateforme multisupport : Oxinity . C’est un succès énorme.

Les réseaux sociaux apportent un pluralisme dans le traitement de l’information.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui un vrai contre-poids et un potentiel contre-pouvoir sur tout le continent, face aux grands groupes médiatiques qui dominent, et orientent, l’information (Globo au Brésil, Televisa au Mexique, Clarin en Argentine, El Comercio au Pérou et El Mercurio au Chili). Le web social peut apporter un équilibre démocratique et citoyen dans des pays monopolisés par des groupes médiatiques privés ou par une communication d’Etat, selon Jean-Jacques Kourliandsky.  

Le numérique a en effet été un outil supplémentaire pour tous les mouvements de lutte citoyenne au Brésil. Pour Erika Campelo, les réseaux sociaux sont venus soutenir ces mobilisations pré-existantes, en leur offrant un nouveau moyen de résistance pour porter d’autres voix, apporter un pluralisme dans le traitement de l’information.

Opportunités business

On voit donc un usage frénétique, une activité intense et fébrile sur les réseaux sociaux. Dans le détail, Jean-François Fogel note par exemple une appétence beaucoup plus marquée qu’en France pour de nouveaux services comme Snapchat Discover, une omniprésence de Whatsapp pour les communications interpersonnelles, et un usage bien plus actif des messages privées sur Twitter. « C’est un continent qui, en termes de conquête de nouveaux usages et d’essai des nouvelles applications, va beaucoup plus vite que la France. »

Présentée comme le paradis des réseaux sociaux, l’Amérique latine offre-t-elle de réelles opportunités pour les entrepreneurs du numérique ? Anne-Sophie Dutat confirme : « cette activité frénétique sur les réseaux sociaux, c’est une mine d’or. » Quand on lance son entreprise, avec un souci évident de communiquer rapidement et à moindres coûts, le web social permet de bénéficier de communautés actives pour promouvoir son service. « Bien sûr, il ne suffit pas d’avoir sa page Facebook et d’attendre que les gens s’y intéressent. Il faut savoir mener ses campagnes, mais ces réseaux offrent une base énorme de potentiels clients. »

Cette activité frénétique sur les réseaux sociaux, c’est une mine d’or.

Très actifs sur les réseaux sociaux, les usagers le sont « en positif mais en négatif aussi ». Les consommateurs utilisent ouvertement les social media pour manifester le moindre mécontentement sur un produit ou un service, et ce de manière très virulente, témoigne Anne-Sophie Dutat. « Il faut savoir gérer cet aspect dans le community management. Autre donnée incontournable : les subtilités linguistiques. Anne-Sophie prend l’exemple de l’Argentine, où la grammaire est spécifique : « il ne faut surtout pas communiquer en Argentine avec une autre langue que l’argentin. »

Beaucoup d’entrepreneurs ont pour modèle et objectif la Silicon Valley.

Un conseil pour les futurs entrepreneurs en Amérique latine ? Anne-Sophie Dutat a elle bénéficié du programme Startup Chile initié par le gouvernement pour attirer des startuppers du monde entier et consolider la création d’un écosystème numérique. Le pays est très investi sur ces sujets, avec l’ambition d’une « Chilicon Valley ». « L’entrepreneuriat est encore assez mal vu au Chili », précise Anne-Sophie Dutat. Elle partage une anecdote éloquente : « Dans un documentaire TV, on voyait une mère en pleurs, désespérée que son fils ait choisi d’être entrepreneur. Elle s’inquiétait pour son avenir, ses revenus. ». Le programme dote les participants de 40 000 dollars : « pendant 6 mois, c’est une expérience extraordinaire pour se lancer, créer son réseau et bien connaître le marché local ». Le succès de Startup Chile fait des émules : des programmes similaires voient le jour à Singapour, Israël, Puerto Rico…
Si le Brésil est souvent désigné comme l’Eldorado absolu de l’entrepreneuriat tech, le reste du continent n’échappe pas à cette dynamique. On peut noter la multiplication d’incubateurs en Argentine, au Mexique et en Colombie. Anne-Sophie Dutat précise que beaucoup d’entrepreneurs ont pour modèle et objectif les Etats-Unis : « l’idée c’est de grandir à l’échelle locale, de toucher les pays limitrophes puis d’atteindre le Mexique avant d’arriver à la Silicon Valley. L’attention est focalisée sur le continent américain, peu de regards se tournent vers l’Europe.

 

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