divertissement

19
Avr

Et toi, tu télécharges ? Industries du divertissement et des médias à l'ère du numérique – l'introduction du dernier ouvrage d'Alban Martin

Voici en exclusivité l’introduction du dernier ouvrage d’Alban Martin (cofondateur du Social Media Club France) Et toi, tu télécharges? qui vient de paraitre aux éditions Village Mondial.

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2005-2010, et après ?

Cinq ans après la rédaction de L’Âge de Peer, dont le présent ouvrage constitue la seconde édition, on ne peut que constater l’importance du chemin parcouru en si peu de temps. Tout d’abord, l’ampleur de la mise à jour nécessaire pour cette nouvelle édition montre que le dynamisme et l’innovation sont devenus des réalités concrètes pour les acteurs de la musique, du cinéma, des médias et des jeux vidéo. Leur rythme d’évolution semble de plus en plus calqué sur celui des nouvelles technologies, plutôt que sur celui de la culture.

Ainsi, il m’a fallu réécrire plus des trois quarts du présent ouvrage ! Afin de tester par nous-mêmes la maxime qui servait de sous-titre à la première édition du livre – « quand le choix du gratuit rapporte gros » –, nous avions tenté l’expérience éditoriale du gratuit : le jour de sa sortie en librairie, L’Âge de Peer était entièrement et librement disponible sur Internet, au format audio intégralement chapitré. De nombreuses présentations visuelles illustrant les idées les plus marquantes du livre étaient également disponibles librement sous des licences autorisant la copie, sur des sites tels que Slideshare.net. Enfin, les exemples les plus parlants donnés dans le livre ont fait l’objet d’articles sur mon blog (cocreation.blogs.com) pendant deux ans.


Ces cinq années de recul viennent confirmer la maxime du « gratuit qui rapporte gros », même lorsqu’un produit – ici, le livre – est proposé à la vente en parallèle. En effet, en deux ans, 300 000 pages ont été vues sur mon blog, 25 000 téléchargements de la version audio du livre (et sans doute plus via les réseaux peer-to-peer) ont été effectués, et 15 000 visionnages de présentations en ligne ont rendu nécessaire une réimpression du livre, puis la publication de la seconde édition mise à jour que vous avez entre les mains.

Penser le livre et sa version numérique de manière complémentaire (comme l’album CD et le MP3 qui en découle, ou le DVD et le DivX) ouvre des portes plutôt que d’en fermer. Ainsi, à l’heure de l’abondance de contenus sur Internet, et de l’omniprésence de la gratuité, et malgré le discours ambiant, on n’a jamais autant payé la musique ! Depuis le développement des échanges peer-to-peer, et plus récemment, de MySpace et YouTube, le mélomane n’a jamais autant dépensé d’argent dans des produits musicaux ! Certes, le format album CD connaît des difficultés, après vingt ans d’exploitation, avec des revenus qui diminuent de 10 à 15 % par an. Mais le relais de croissance a été pris par les revenus tirés des concerts, qui explosent depuis 1999, et de la musique numérique, dont la part dans les revenus des maisons de disques est passée de 0 % au tournant du siècle à 25 % dans certains cas ! Les reversements relatifs à la diffusion publique des oeuvres – comme ceux liés aux diffusions radiophoniques, par exemple – ne cessent également d’augmenter. Lorsque toutes les sources de revenus sont cumulées, personne ne peut plus oser parler de crise, mais plutôt d’une mutation de la demande, qui reporte certains achats sur de nouveaux formats, plus qualitatifs ou plus uniques. L’exemple de Radiohead, dont la mise à disposition gratuite de l’album In rainbows a permis d’engranger d’importants revenus, lève les derniers doutes qui pouvaient subsister.

L’industrie cinématographique a connu également en 2009 un record pour la fréquentation des salles, les 200 millions d’entrées payantes ayant été dépassées pour la première fois depuis 1982. À la question « dans le cinéma français, y a-t-il aujourd’hui des films qui ne sont pas tournés à cause du piratage ? », Nicolas Seydoux, porte-parole de l’industrie cinématographique, peut ainsi répondre sereinement : « Au 1er novembre 2009, non, parce que le piratage est un risque supplémentaire, par rapport au risque de se dire “je fais ou je ne fais pas ce film” ; ce n’est pas encore le piratage qui fait qu’il ne se fait pas1. » L’intérêt renouvelé pour les films en salles, via notamment l’utilisation de la tridimension, permet d’éviter la concurrence frontale du gratuit sur Internet.

Les médias quant à eux trouvent dans la publicité en ligne un modèle économique clé en main pour financer leur activité. Et le dynamisme dont fait preuve ce secteur en France s’est traduit ces dernières années par de remarquables succès, même dans le domaine payant. Ainsi Mediapart est-il un titre de presse 100 % en ligne, avec une rédaction composée de trente journalistes professionnels. Le journal ne vend pas de version papier, uniquement un accès en ligne à tous les articles, moyennant un abonnement. L’atteinte du point mort deux ans après son lancement, grâce aux 28 000 abonnés, permet de tracer une nouvelle voie pour les médias en ligne, émancipés de la dictature de l’audience à tout prix. Le paysage de l’entertainment a donc beaucoup évolué depuis 2005, où l’on ne parlait pas encore de YouTube, ni de Facebook, ni encore de l’iPhone. Ce dernier a d’ailleurs bouleversé la distribution des jeux en ligne, puisqu’un quart des 25 000 applications gratuites ou payantes de l’application store sont des jeux. À ce jour, les 30 millions d’iPhone et de baladeurs  iPod Touch vendus représentent l’équivalent de l’arrivée d’une nouvelle console sur le marché – puisque 18,6 % des propriétaires d’iPhone ont téléchargé un jeu payant en janvier au Royaume-Uni selon Comscore, contre 2,7 % pour un propriétaire de mobile normal. Ce marché devient de plus en plus mature, avec des modèles économiques mélangeant avantageusement gratuit, payant, connectivité et jeu à plusieurs.

Mais l’innovation qui a marqué ces cinq dernières années est, selon moi, l’entrée flagrante des internautes dans le système de création de valeur de l’industrie du divertissement. En 2010, nul ne peut plus nier l’apport que représente la participation de la communauté dans la création, la production ou encore la promotion d’une oeuvre. Les modèles d’affaires partageant les droits d’édition ou de production avec les amateurs avertis constituent une alternative crédible et bien souvent complémentaire à l’heure du numérique : Mymajorcompany, Touscoprod, Wehaveadream, Peopleforcinema, etc., sont quelques témoignages de la valeur apportée par les clients, lorsque le système est pensé autour d’eux. L’équité et la redistribution des droits semblent séduire des internautes que l’on croyait pourtant « rebelles au droit d’auteur ».

En effet, ces cinq dernières années ont été également le théâtre de différentes batailles législatives, pour lesquelles beaucoup d’énergie a été dépensée, au nom de la création et des artistes. Dadvsi ou encore Hadopi – puis Loppsi prochainement – viennent renforcer le dispositif de « riposte graduée », allant du courriel d’avertissement à la coupure de connexion à Internet, comme si les internautes avaient entamé une croisade contre le droit d’auteur, et qu’il fallait contreattaquer. Or, cette vision conflictuelle n’est l’apanage que d’une minorité, et les 4 millions de Français téléchargeant au dernier recensement sont loin de le faire dans un esprit de « conquête », mais bien plus dans une démarche pragmatique : ils s’en détournent dès qu’un mode plus pratique et plus fiable leur est proposé, comme le montre l’explosion de la vidéo accessible à la demande via la télévision, en appuyant simplement sur une touche.

Ce sont souvent les personnes les moins bien équipées du point de vue informatique qui feront l’objet des plus dures représailles, alors que les professionnels du piratage qui monétisent cette activité depuis l’étranger restent intouchables. En outre, la cause économique que ces nouvelles lois sont censées défendre est tout à fait discutable. Comme il est expliqué dans le chapitre 7, chiffres à l’appui, les artistes ont pleinement profité de l’abondance et de l’accessibilité de leurs contenus sur la toile, et la musique n’a jamais été autant rémunérée.

Dès lors, si je pouvais affirmer qu’il était « trop tôt pour légiférer » en 2005, je pense qu’il est trop tard en 2010 pour espérer « copier/coller » dans le monde numérique des principes de droit issus du monde physique. Michel Serres a démontré que le numérique était un nouveau territoire, avec peu de repères, bousculant par conséquent des années, voire des siècles de structuration. Il est impensable d’appliquer les anciens principes ou recettes lorsque le référentiel est complètement différent. Le droit d’auteur et le modèle économique de la décennie à venir se penseront à partir de ce nouveau territoire, et pour ce territoire spécifiquement. C’est à cette seule condition que nous trouverons des solutions justes et équitables pour tous les acteurs.