Adieu Skyrock ? par Fabrice Epelboin

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L’époque où j’écoutais Skyrock date de mon adolescence, c’est dire si, à quarante ans, cela commence à dater. Étant plus porté sur la musique électronique que sur le rap, je n’ai pas écouté l’antenne depuis des lustres, d’autant que Difool n’a plus grand chose à m’apprendre sur la sexualité. Ce qui m’intéresse, chez Skyrock, ce sont les Skyblogs.

En fait, ma relation avec Skyrock est d’une toute autre nature.

Personnellement, j’ai la chance de compter Pierre Bellanger parmi mes amis. Cela m’a donné l’occasion de connaître un homme qui ne ressemble en rien aux ragots qui sont régulièrement sortis à son propos, et surtout de discuter avec un visionnaire des média sociaux, le seul Français a avoir construit une plateforme d’une taille comparable, sur le territoire Français, aux mastodontes américains tels Facebook et MySpace.

Professionnellement, Skyrock me fascine. Seul gros succès du web social Français, c’est en tant que tel un phénomène qui ne peut manquer d’interpeller quelqu’un qui s’intéresse aux média sociaux. C’est un monde obscur, totalement illisible pour l’adulte que je suis, fait de codes, de conventions et de dialectes qui en excluent délibérément les vieux, créant de facto un espace public inaccessible aux adultes. Un esprit qui reflète exactement celui de la radio que j’écoutais quand j’étais adolescent.

Une telle continuité force le respect, c’est l’oeuvre d’un homme et d’une vie, celle de Pierre Bellanger, et la continuité ne s’arrête pas là. Un déjeuner avec lui suffit à vous convaincre que malgré la gloire et les millions, les convictions et les motivations du bonhomme n’ont pas changé. Je ne l’ai pas connu à vingt ans, mais tout porte à croire qu’il est toujours le même. Il a créé une radio libre (on disait ‘pirate’, déjà, à l’époque, pour qualifier la liberté) pour échanger avec les jeunes, leur a très vite donné la parole, a fait de même quand internet est arrivé, tout simplement parce que c’était évident, cohérent, et que cela s’inscrivait dans la continuité d’une vision qui a porté Skyrock jusqu’ici.

Les gamins qui peuplent les Skyblogs sont nuls en orthographe et tout aussi légers en grammaire, c’est un fait. Doit-on pour autant les interdire de s’exprimer ? Certainement pas. Est-ce une bonne approche de railler ce qu’ils disent ? Encore moins. Les comprendre, par contre, est une autre affaire.

Juger à l’emporte pièce la plateforme toute entière après être passé sur quelques blogs insipides ou incompréhensibles est l’apanage des sots, et c’est une facilité dans laquelle s’engouffrent bien plus de monde encore que ceux qui font de même avec Facebook.

Ce dernier a cependant gagné ses lettres de noblesses avec le printemps arabe. Diantre, il semblerait que l’on puisse utiliser Facebook pour faire la révolution dans le maghreb. Rassurez vous, Marie-Thérèse, Skyblog, n’est lui peuplé que de jeunes incultes tout juste capable d’écrire des inepties en language SMS. Ou pas.

Une fascination toute personnelle pour les mouvements sociaux nés ou propulsés par le web social, et une certaine implication dans plusieurs d’entre eux, m’ont poussé a faire régulièrement ce que les techniciens appellent du rétro engineering sur les message d’Anonymous, afin d’en comprendre la construction, les références, le sens caché et les codes. De telles activités mènent évidemment à Facebook, ainsi que sur des systèmes bien moins connus du grand public, comme l’IRC, 4chan ou Etherpad, mais au détour d’une exploration, et à de multiples reprises, cela m’a mené aux Skyblogs.

C’est à cet instant – fin décembre 2010 – que je me suis aperçu que malgré mon admiration pour l’oeuvre de Bellanger, j’avais moi aussi quelques préjugés sur les adolescents Français parlant le SMS, et que ceux-ci m’avaient conduit à ignorer leurs message jusque là, me contentant de classer leurs élucubrations au rayon des échanges pair à pair et à les aborder à travers des statistiques de fréquentation, sans m’attarder plus que cela aux contenus. Des inepties propre à l’âge où l’acné et les premiers émois amoureux forment l’essentiel des préoccupations ? Pas seulement.

A l’âge qu’ont les auteurs de Skyblogs, j’étais, comme beaucoup de mes camarades, (déjà) très politisé. Comme beaucoup de mes camarades, devenu adulte, j’avais tendance à tomber dans les préjugés de vieux cons : les jeunes ne s’intéressent pas à la politique, ma bonne dame, de mon temps… A vrai dire, de mon temps, nos luttes se nommaient Devaquet, nos martys Malik Oussekine. A coté de Ben Ali et Mohamed Bouazizi, il n’y a pas de quoi être fiers, surtout si l’on considère l’héritage que l’on a laissé derrière nous. Notez que durant ce considérable laps de temps, Skyrock était là, et qu’il donnait la parole aux ados, sans chercher à suivre une part de marché, sans s’accrocher à ses auditeurs, se contentant de les accompagner sur une période de leur vie : l’adolescence, la jeunesse, un truc que les vieux ont un mal fou à définir, plus encore à contrôler, et sur lequel Bellanger est intarissable.

C’est la lutte finale ?

Les admins des Skyblogs tout comme leurs responsables éditoriaux vous le confirmeront, la révolution Tunisienne n’est pas passée inaperçue dans les Skyblogs. Qu’il s’agisse de ceux qui sont en charge des contenus, fascinés d’assister à un tel phénomène, ou ceux en charge des machines, angoissés par la montée en charge du système, une partie des ‘conversations’ qui ont animé le web social au sujet de la révolution Tunisienne (oui, je peux parler comme un consultant) s’est tenu sur la plateforme de Skyrock.

Ce n’est pas tant une volonté, c’est juste le résultat d’une continuité, d’une cohérence, qui a amené ce qui n’était qu’une radio pirate, à instaurer la ‘libre antenne’, a devenir une radio nationale, puis une plateforme de blogs et aujourd’hui un réseau social, pour demain devenir tout autre chose, ou pas, puisque celui qui a réalisé tout cela s’est fait évincer, faute d’avoir eu pour principale objectif un chiffre ronflant dans un rapport annuel. Préférer une marge bénéficiaire immédiate à la continuité d’une vision qui fait ses preuves depuis près de trois décénnies, quitte a revoir les espérances de gains à la baisse et les étaler dans le temps, est une stratégie qui me semble dénuée de bon sens, même à court terme, et qui semble avoir fait l’impasse sur l’analyse de ce qu’est ce média, unique dans le paysage Français et – allons-y carrément – mondial (je ne connais pas pour ma part d’équivalent).

Nul doute que – passé une sérieuse période de trouble lié à la passation de pouvoir – le nouveau patron de Skyblog fasse grimper la rentabilité de ce média, et nul doute également que celui-ci disparaisse corps et âme lors du prochain virage. Dans quelques années, Skyrock, seul média Français a avoir su évoluer avec son époque et a avoir négocié brillamment le virage du web social, se sera pris un mur. Skyrock sans Bellanger ne vaut pas grand chose, c’est un investissement sur le très court terme, et vu la valorisation, j’ai du mal à comprendre le calcul. Ceci dit, vu sous Excel, c’est forcément très différent.

(full disclosure : j’ai exercé à l’occasion des activités de conseil en investissement pour AXA Private Equity dans le secteur média)

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A propos de l’auteur :
Fabrice Epelboin est spécialiste des médias sociaux et de leurs impacts sur la société et la politique. Il est impliqué dans de multiples combats pour la défense des libertés numériques et celle de la neutralité du net. Il est également engagé depuis longtemps aux cotés de la cyber dissidence Tunisienne. Professionnel de l’internet depuis 17 ans, il a été l’éditeur de la version française de ReadWriteWeb jusqu’à son arrêt brutal début 2011. Il intervient au CELSA ainsi qu’a Science Po.

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