Détournement d'images : la killer-app politique ?

 

Générer un mème depuis Mafranceforte.com, détourner un dessin de Charlie Hebdo : il y a certes le plaisir de la blague, mais après ? Quelles perspectives ouvrent ces détournements ? Quel écho ces initiatives rencontrent-elles dans le champ politique ? Participent-elles d’un empowerment de la société connectée ?
Éléments de réponse après la conférence que nous organisions en février dans le cadre de la Social Media Week, animée par Frédéric Bardeau, Fondateur de l’agence Limite.

 

Le dessin, cheval de Troie

Pour Z, caricaturiste et blogueur tunisien, « La Tunisie est devenue un véritable champ exploratoire pour la transgression » : journalistes et dessinateurs provoquent le nouveau régime en place, testent des limites qui ne sont pas encore tracées. Car il y a encore peu, les dessinateurs travaillaient pour la presse officielle et la caricature ne pouvait se faire qu’en ligne, évidemment sous couvert d’anonymat. C’est dans ces conditions que Z crée Débatunisie.com pour y publier ses dessins, « par indignation, tant la réalité était caricaturale ». En 2009 lorsqu’il met en exergue le ridicule de la campagne présidentielle dont « le seul vrai suspense était de savoir si Ben Ali serait réélu avec 98 ou 99% », il découvre la propension du dessin à circuler sur les réseaux. Ses caricatures sont partagées, notamment via facebook, et « comme un cheval de Troie, atteignent même les moins politisés des internautes ». Convaincu que les médias sociaux accélèrent la prise de conscience, le blogueur propose une méthode pour dessiner Ben Ali en 3 coups de crayon : « une façon de donner le pouvoir aux internautes, celui de dessiner ».

 

Car mieux que n’importe quel texte, le dessin peut mobiliser une population : « la caricature transmet un message fort, universel, facile à transmettre », selon Valérie Manteau, éditrice chez Charlie Hebdo, qui ajoute que « les caricaturistes sont parmi les premières cibles des dictateurs qui savent que la subversion des images est politiquement extrêmement efficace ». L’image facilite la réappropriation du discours politique. Les dessinateurs de Charlie Hebdo se sont d’ailleurs habitués à voir leurs réalisations détournées. Tracts, affiches de manif et aujourd’hui profils Facebook… hormis Twitter qui a fait le pari du texte de 140 caractères, les réseaux sociaux, par leur configuration, les interactions qu’ils permettent, concourent à l’extrême viralité des dessins et des photos : « le règne de Facebook, c’est aussi le règne de l’image » résume Valérie Manteau.

Caricatures ou mèmes, la mécanique ne change pas. Rapprocher deux idées distinctes dans une seule idée graphique : un élément connu pour accrocher le lecteur et un élément décalé pour surprendre. Si les passerelles entre la pratique du mème et de la caricature sont nombreuses, une différence est de taille : la signature. La création du mème exclut de facto l’identification de son auteur. Un « changement civilisationnel énorme » selon Valérie Manteau qui pose la question de la non-transposition des lois au web : « certaines images transgressent clairement la loi et rencontrent une diffusion et une audience conséquentes… sans que personne ne soit inquiété. L’anonymat permet aussi de se dérober à la responsabilité légale ». Seule ombre au tableau pour les mèmes ? Les mèmes peuvent-ils porter des revendications aussi fortes que les caricatures ? Comment fonctionnent-ils ?

 

Mémifier la politique : l’empowerment par la culture web ?

Un terme issu de la génétique. « Une unité d’information contenue dans le cerveau, échangeable au sein d’une société » : c’est la définition que Richard Dawkins associe au terme de mème en 1976. S’inspirant des travaux sur le gène, le biologiste considère que les idées mutent au fil du temps et des hôtes qui la transportent, nous. Cette dénomination est très vite adoptée : comme l’explique Nicolas Moreau, consultant digital spécialiste des mèmes, « considérer que les idées, comme l’ADN, peuvent être manipulées et transiter à travers différents contextes, est une métaphore parlante pour tous ». Pourtant, la réalité est plus complexe : « parler de mème, c’est mettre un mouchoir sur une couche de complexité » car les idées ne proviennent jamais d’une seule source, elles sont « le fruit d’une masse de transmissions très informelles ».

Le braconnage à l’œuvre. Héritée d’une époque emprunte de positivisme, le terme de mème évolue et s’émancipe petit à petit de sa genèse scientifique pour intégrer une composante sociale : dans les années 90, le terme définit plus largement un concept, une vision, une image, quelque chose que l’on peut s’échanger, copier, détourner, transformer. La vision déterministe s’efface au profit des théories de la médiation. Au gré de son utilisation, le terme de mème se mèmifie !
Le terme vit alors ses premières expériences de « braconnage » : comme l’explique Michel de Certeau, toute consommation de contenu suppose une forme de braconnage, une manière pour l’individu de trouver sa place dans le paradigme qui lui est proposé. En détournant l’objet de sa fonction supposée, le sujet rééquilibre la balance du pouvoir.

 

La formation d’une culture web. Henry Jenkins poursuit sur cette lancée en expliquant que le braconnage dépasse l’individu : il permet de construire une culture. Si nombre d’internautes produisent des mèmes, tous ne connaissent pas cette dénomination. Mais la pratique, elle, est structurante : elle crée du lien sur les réseaux. Les internautes peuvent se rattacher à un mème plutôt qu’à un autre pour parler d’eux, se forger une identité. Devenu symbole de la culture web, le mème répond aujourd’hui à une mécanique bien rôdée, que Nicolas Moreau décline ainsi : « un internaute découvre une représentation avec un ressort comique. Il la poste sur une plateforme communautaire (tumblr ou 4chan) qui opère comme un catalyseur : d’a
utres internautes s’emparent de l’image, la détournent, et les productions qui suscitent l’adhésion arrosent ensuite les différents réseaux. » Aujourd’hui la pratique du mème a évolué, s’est affirmée, codifiée, si bien que certains sites internet agissent aujourd’hui comme des label : ils attestent et hiérarchisent les images, prennent en charge une sorte de « devoir de mémoire d’internet ».

L’empowerment… on line. Pendant que certains internautes s’appliquent à une « historiographie » des mèmes, d’autres cherchent à en vulgariser la pratique. C’est le cas de Clifford Singer, le créateur du site MyDavidCameron.com : agacé par les promesses du parti travailliste et amusé par leurs affiches de campagne, ce britannique a mis en ligne un outil pour détourner l’affiche de David Cameron et donner à chacun la possibilité de faire valoir sa réaction, comme il l’explique dans une interview vidéo accordée au Social Media Club.

 

Satires en ligne ou mèmes, ces détournements permettent-ils vraiment à une frange de la société, la population connectée, de faire entendre sa voix dans le débat politique ? Selon Eric Maigret, sociologue des médias, Internet représente sans aucun doute un énorme potentiel démocratique. En revanche, l’horizontalité des échanges et le manque de structuration pourrait en retarder les effets. Là où internet apparaît comme une rupture en comparaison aux médias classiques, le sociologue explique que le web est en réalité en parfaite continuité avec les formes médiatiques antérieures au regard des fonctions qui lui sont attribuées :  dévoiler des coulisses, décontextualiser et étendre le champ d’expression. Ces paramètres étaient déjà les trois grands moteurs d’apparition des médias de masse.
Eric Maigret explique que l’impact d’internet sur les campagnes électorales reste très faible. Si les candidats adoptent Twitter et inondent leurs abonnés Facebook de photos ou « instantanés de campagne », les revendications des internautes restent elles très isolées, ne circulent pas, ne créent pas une adhésion massive de laquelle découleraient des actions concrètes.

De la micro-expression à l’intelligence collective. Le sociologue concède que le mouvement des Anonymous, parti du web, s’est concrétisé par des manifestations dans la rue… mais ces actions n’auraient été rendues possibles « que par la grande permissivité accordée à internet par les USA ». Cherchant d’abord le progrès technologique et la croissance économique, les États-Unis auraient dans un premier temps « laissé faire » au sens premier du libéralisme politique. Cette permissivité semble toucher à sa fin, la fermeture de Megaupload en ayant sonné le glas. Selon Eric Maigret, les prochaines années seraient promises à une régulation des réseaux beaucoup plus forte. L’expression sur internet se cantonne au « simple niveau de la micro expression avec les blogs, ce qui ne peut rien produire de concret ». Si Wikipédia est la preuve que l’anonymat n’empêche en rien de construire une structure solide, dans le champ politique, aucune initiative ne mérite encore le qualificatif d’empowerment. Mais « internet est en en train de sortir de l’enfance » : le mouvement de bascule pourrait se produire dans les prochaines décennies, « à condition que soient interrogées les relations entre off line et on line ».

 

Vous pouvez voir les interviews vidéo de nos intervenants ou retrouver leurs présentations :

Nicolas Moreau, Consultant digital spécialiste des mèmes
Z, Caricaturiste et blogueur tunisien
Valérie Manteau, Editrice chez Charlie Hebdo

 

Rédaction : Claire Wehrung