Visuelle, verticale et mobile : une nouvelle ère pour l’info et la communication ? Avec Datagif, Le Monde, Digitas LBI

Par Lola Aubert

L’édition 2015 de l’étude sur les tendances internet de la firme américaine Kleiner Perkins Caufield & Byers (KPCB) met en avant une évolution majeure dans la manière de consommer du contenu en ligne : nous passons de plus en plus de temps sur des écrans verticaux à tel point que le mobile devient le premier écran, devant l’ordinateur.

Capture d’écran de l’étude sur les tendances internet 2015 de KPCB

Photos, vidéos, timelines… la verticalité imposée par l’outil mobile s’étend à des formes de contenus divers. Le format vertical, longtemps honni, est-il en passe de devenir une norme à part entière ? Quel est l’impact de cet usage sur la conception et la production des contenus ? Comment intégrer la spécificité des habitudes des mobinautes : heure et lieux de consultation, lecture en mobilité, mais aussi la navigation, l’ergonomie et les dispositifs d’interactivité ? Consomme-t-on vraiment différemment l’information sur un écran mobile par rapport à un écran fixe ? Quelles modifications de perception ou de signification cette verticalité induit-elle ? De nouveaux formats sont-ils à imaginer ?

Éléments de réponse avec la Commission Social Content du Social Media Club, coordonnée par Aurélien Viers (L’Obs) et Maxime Drouet (Burson-Marsteller i&e), qui a réuni trois intervenants : Donovan Grandin (directeur expérience utilisateur chez DigitasLBi France), Florent Guerlain, (Co-fondateur de l’agence Datagif), Édouard Andrieu (directeur nouveaux écrans chez Le Monde).

La Commission Social Content intègre également un comité de pilotage constitué d’Agathe Bougon (Burson-Marsteller i&e), Lola Aubert (Cité internationale universitaire de Paris) et Danielle Hurley (Publicis Consultants Net Intelligenz).

Le mobile n’a pas tué l’ordinateur

D’emblée, Florent Guerlain (Datagif) tient à relativiser cette (r)évolution des usages : si la consultation de contenu sur mobile a fortement augmentée, cela ne signifie pas pour autant que celle sur ordinateur est en baisse. Pour lui, cette constance de lecture sur écran fixe est bien la preuve que les concepteurs ne doivent pas nécessairement tomber dans le diktat du « mobile first » qui consiste à construire un support numérique (site, application…) en se plaçant d’abord dans une logique de consultation mobile. Lors de la refonte du site de Libération.fr dont l’agence Datagif s’est occupée récemment, tout l’enjeu était justement de considérer que la version mobile et la version fixe devaient être différentes pour s’adapter tant aux contraintes du support qu’aux profils des différents internautes.

Le scroll : un usage devenu naturel dont il ne faut plus avoir peur

En revanche, les nouveaux usages induits par le développement des formats verticaux ont ouvert les terrains d’innovation. C’est le cas du « scrolling » : le défilement vertical est devenu un usage naturel sur mobile, « dont on ne doit pas non plus avoir peur sur ordinateur » affirme Florent Guerlain. Cet avis est partagé par Grandin Donovan (DigitasLBi France). Selon lui – bien que les web-designers soient encore réticents à placer trop d’éléments sous la barre de flottaison craignant de pénaliser leur taux de transformation – il faut accepter ce phénomène. À condition néanmoins que le premier écran incite les utilisateurs à découvrir ce que recèle la suite de la page.

« Le monde « post-Snow Fall » (en référence au reportage multimédia conçu par le New-York Times en décembre 2013 qui mobilise vidéos, sons, images, effets parallaxe, chapitres…) doit assumer la verticalité », ajoute Donovan Grandin (DigitasLBi France). Accepter le scrolling a permis à Datagif d’exploiter largement la page d’accueil de Libération.fr, notamment avec l’introduction d’un Top 100 (le Top 10 étant jusqu’ici plutôt la norme sur les sites médias) qui devient même une partie de l’identité du site puisqu’on retrouve cette colonne sur version mobile et sur version ordinateur quasiment sous la même forme. La conception des articles a intégré lui-aussi intégralement le scrolling, sans pour autant avoir été pensé sous influence du mobile. L’objectif était qu’à la fin d’un article, l’internaute en consulte un autre : quoi de plus simple que de continuer à scroller plutôt que de proposer uniquement des titres d’articles sur lesquels cliquer ? Sur la plupart des sites médias, le bas d’un article est marqué par une ligne de recommandation Ligatus ou Outbrain : Florent Guerlain considère cela comme une sorte d’impasse. Proposer un nouvel article directement à la suite est un moyen plus naturel de pousser l’internaute à poursuivre sa lecture vers un autre contenu.

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Capture d’écran de « Libération.fr : le top 100 du nouveau site » (www.liberation.fr/nouveau)

 

Vers une nouvelle « pagination » du web ?

Flipboard, Wildcard ou encore Facebook Paper… Au-delà du format vertical, les usages mobiles (mais aussi tactiles) ont mené vers l’habitude de « manipuler » les objets du web. La Matinale du Monde.fr est ainsi construite : une navigation horizontale mêlée à une consultation verticale. Ce format « carte » a été « pensé verticalement », explique Édouard Andrieu (Le Monde). La volonté première était de créer une interface qui s’adapte à la manière dont les lecteurs utilisent leur téléphone. Si l’ergonomie emprunte des spécificités à l’application de rencontre Tinder, « l’objectif était d’offrir un caractère fini à La Matinale », poursuit Édouard Andrieu. En effet, contrairement à un flux d’infos continu, l’application du Monde donne une impression de début et de fin et aide l’utilisateur à « prendre en main » l’information, avec un temps de sélection et un temps de lecture. Finalement, il ne s’agit que de reprendre une habitude déjà installée : balayer l’actu, sélectionner les sujets intéressants et éventuellement les approfondir dans un second temps. Tout l’intérêt du format « carte » est d’ailleurs bien de visualiser un contenu (titre, photo et éventuellement chapô) en un seul coup d’œil, souligne Aurélien Viers (L’Obs).

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Capture d’écran de la page de présentation de La Matinale du Monde (www.lemonde.fr/lamatinale)

Annonceurs comme médias, tous ont le même but : parvenir à retrouver le plaisir du grand format procuré sur l’écran fixe sur un format mobile. Pour Aurélien Viers (L’Obs), l’application Steller est probablement celle qui y parvient le mieux : un album proposant du texte, de l’image et de la vidéo dans un format exclusivement vertical. L’effet immersif est total et offre une expérience forte grâce à l’exploitation du format. D’autres applications ont aussi fait le choix d’imposer le format vertical : c’est le cas de Snapchat, l’application de messagerie sur laquelle on ne peut photographier ou filmer qu’uniquement en mode portrait (même en orientant le téléphone). Néanmoins, cela implique une adaptation des formats aux usages, un virage difficile à prendre pour certains.

La monétisation, le frein à la (r)évolution des formats ?

Un des obstacles principaux à l’adaptation des contenus à de nouveaux formats est leur monétisation. « Aujourd’hui, pratiquement aucun média ne sait comment survivre sans la publicité », concède Édouard Andrieu (Le Monde). Paradoxalement, de plus en plus d’internautes utilisent des bloqueurs de publicité tant celle-ci est devenue intempestive et intrusive. Du point de vue ergonomique, Il est très difficile d’imposer de nouveaux format publicitaires, du fait que ceux-ci soit négociés contractuellement dans leur dimension et leur temps ou fréquence d’impression auprès des internautes. « Overlay image », « interstitiel », « in text », « exit »… les web-designers doivent donc redoubler d’ingéniosité pour satisfaire tant l’internaute que la régie publicitaire en utilisant un contenu de page « intelligent ».

Grandin Donovan (DigitasLBi France) constate un retard ergonomique important sur les sites médias, et plus généralement sur le web : « nous commençons à peine de nous détacher de l’affichage publicitaire classique « bannière », alors même que des études démontrent depuis quelques temps déjà le phénomène de « banner blindness » : les internautes évitent systématiquement au moins 30% de l’écran considérant inconsciemment qu’il s’agit de publicité ». D’ailleurs, « tous les sites médias (ou presque) possèdent le même type d’habillage, les mêmes emplacements publicitaires, les mêmes proportions (le fameux 1000 pixels de large, par exemple) », ajoute Florent Guerlain (Datagif). Si chacun détient sa propre ligne éditoriale, ce sont finalement toujours les mêmes contenus qui sont proposés au lecteur, en partie à cause de l’utilisation de solutions publicitaires telles que Outbrain, Taboola ou Ligatus. Les géants du web se placent également sur le créneau du content-marketing avec Liverail pour Facebook, Matched Content pour Google ou Gemini pour Yahoo!. Au-delà d’une révision de formats, une révision du modèle économique de la presse est nécessaire : « dans ce système moribond, les médias peinent à innover alors même qu’ils sont pieds et poings liés par les régies publicitaires », martèle Grandin Donovan (DigitasLBi France).

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Illustration du phénomène de « banner blindness » (www.businessinsider.com) : l’internaute évite les bannières publicitaires, son regard se porte quasi-exclusivement sur le contenu de l’article

L’évolution réside dans la cohabitation

Même si « filmer en vertical n’est plus un crime » affirme le New York Times, que l’idée d’un journal télévisé vertical fait son chemin (avec le quotidien allemand Bild), et que le format vertical a le droit à son propre festival (le Vertical Film Festival), difficile de s’imaginer regarder un film chez soi autrement qu’à l’horizontal. Ce constat serait plutôt naturel selon Philippe Couve, journaliste et consultant, dont les propos sont rapportés par Aurélien Viers (L’Obs) dans un article paru en octobre dernier sur le sujet : « nos yeux sont placés de part et d’autre de notre nez, pas l’un en dessous de l’autre. Notre vision naturelle est en 16/10e. Le format 16/9e, rapidement imposée par Hollywood, correspond bien à notre morphologie ». Grandin Donovan estime lui aussi « qu’il y a des limites au format de captation », un avis partagé par Florent Guerlain (Datagif) qui pense plutôt que les deux formats (horizontaux et verticaux) seront amenés à coexister en bonne intelligence, c’est-à-dire à s’adapter aux usages définis… par les usagers eux-mêmes.