L’année zéro de la réalité virtuelle dans l’audiovisuel ?

Par Claire Hemery

Que sait-on vraiment de la réalité virtuelle ? Dans le tourbillon incessant des buzz et des éclats publicitaires, difficile d’y voir clair sur ce marché. Pour ne pas céder aux annonces de salons, la commission #NextGenTV du Social MediaClub a invité des professionnels pour qui la réalité virtuelle se conjugue au présent. Antonin Lhôte, conseiller éditorial et chef de projet web à la direction des nouvelles écritures et du transmédia de France TV, Ludovic Noblet, directeur IP & Licensing, director Hypermedia Research at b<>com, Antoine Cayrol, ‎fondateur et producteur chez FatCat Films et Okio-Studio et Bernard Fontaine, Directeur Innovations technologiques chez France TV étaient au Player le 1er mars pour nous éclairer sur les actualités et sur l’avenir de la réalité virtuelle dans l’audiovisuel. Leurs échanges ont été animés par le coordinateur de la commission #NextGenTV : Jean-Dominique Séval (IDATE DigiWorld).

Où en sommes-nous réellement côté technologies ? Quelles sont les principales difficultés pour réaliser et diffuser ces nouveaux formats ? Quels contenus créer pour des expériences immersives ? Comment faire adhérer le public ?

Le contenu prime sur la technologie

Le plus frappant aujourd’hui est d’observer à quel point tout est bouleversé : « non seulement la qualité de l’image, mais aussi la qualité du son, la structure même de l’image et la manière de la visionner. Sans oublier que l’on parle d’un marché potentiel qui pourrait dépasser celui de la seule TV et devenir plus important que le chiffre d’affaires du cinéma d’ici dix ans ! », introduit Jean-Dominique Séval d’IDATE Digiworld.

Ludovic Noblet, directeur IP & Licensing et Hypermedia Research chez b<>com, rappelle que ces avancées technologiques provoquent un vrai changement de paradigme de la visualisation, difficile à appréhender. Alors qu’on a coutume de regarder un contenu projeté sur telle ou telle interface, la réalité virtuelle nous permet désormais de « sauter dans le contenu ». Ce changement de paradigme s’avère extrêmement stimulant pour de nouvelles écritures. C’est pourquoi chez b<>com, « on essaie de changer les choses », explique Ludovic Noblet, « en partant d’abord de l’intention artistique, des questions  narratives et des objectifs créatifs pour ensuite examiner les verrous technologiques en R&D ».

Antonin Lhôte, conseiller éditorial et chef de projet web à la direction des nouvelles écritures et du transmédia de France TV, partage cette approche : « La réalité virtuelle n’est pas une religion qui mettrait aux oubliettes toutes les autres technologies existantes pour raconter des histoires. Il faut constamment chercher ce qui sera le plus pertinent et choisir la technologie la plus adaptée en termes de narration.

« Continuons de nous demander : à quoi sert la réalité virtuelle ? comment peut-elle servir une histoire ? » »

Il souligne que la disparition progressive de l’interface, de tout ce qui peut faire barrière entre l’individu et l’histoire, requiert d’autant plus de rigueur quant à l’articulation technologie et contenu.

Chez France Télévisions, les grands rendez-vous sportifs (Tournois de Roland-Garros, Jeux Olympiques) permettent souvent de défricher le terrain. Pour Bernard Fontaine, directeur Innovations technologiques de France TV, il faut sans cesse convaincre de la nécessité et de la plus-value et de chaque évolution technique. « De façon sempiternelle, les confrères comme le grand public se demandent, nous demandent : pourquoi changer ? On l’a entendu sur la HD, sur la 4K… Les industriels sont aussi là pour nous soutenir dans notre effort d’innovation, ils donnent souvent le La, par exemple sur l’évolution des terminaux et équipements consumers et la plupart du temps nous suivons. Mais à quel moment devons-nous cesser de suivre et nous montrer précurseurs ? C’est délicat d’y répondre vu notre interdépendance industrielle ».

L’année zéro de la réalité virtuelle

Bernard Fontaine rappelle l’importance d’une rétrospective sur la réalité virtuelle, pour mieux comprendre pourquoi cette technologie suscite et depuis longtemps plus de discours et de passions que d’usages réels et cite cet article http://www.theverge.com/a/virtual-reality/intro

« Le défi reste celui de l’adoption par le grand-public au delà des passions d’early adopters.» «L’adhésion au genre est prometteuse, le public est friand de cette technologie, mais au-delà de quelques minutes, passé l’effet de surprise et d’amusement, les gens s’en détournent. Comment les faire adhérer sur une plus longue durée d’utilisation ? Comment dépasser la question de l’inconfort (poids du casque, fatigue visuelle) ? Quel type de programmes écrire pour cette expérience insolite ? »

Ils s’organisent aujourd’hui pour cela : créer du contenu adapté et ainsi juger de son adoption via les retours d’usages du public.

Ludovic Noblet nous donne un aperçu de ses travaux en cours. Sur la réalité virtuelle notamment, « nous nous ingénions à développer la dimension sociale et multi-utilisateurs de cette expérience aujourd’hui très solitaire ».

 

La question n’est plus seulement celle de l’immersion mais aussi celle de l’interactivité. « On travaille également sur des équipements wireless pour plus de confort d’utilisation. » L’Institut de recherche technologique b<>com crée en ce moment-même l’HyperLab, un lieu conçu pour le design d’expérience de réalité virtuelle. Une attention particulière sera portée au son, trop souvent négligé selon Ludovic Noblet. Alors que la vision humaine se limite à 120, 130 degrés, nos capacités auditives s’étendent bien à 360°. Or la qualité de l’expérience sonore s’avère trop souvent nettement inférieure à celle de l’image dans les dispositifs de réalité virtuelle.

Pour Antoine Cayrol, fondateur d’Okio Studio, « Si 2014 et 2015 semblaient encore timides et cantonnées à la R&D, c’est maintenant l’année zéro de la réalité virtuelle : on y est. »

Sa société de production audiovisuelle travaille principalement sur trois segments : le drama, la publicité et les médias. Il observe que les agences sont déjà prêtes, et très désireuses d’entrer sur ce marché. Les chaînes média se sont éveillées plus récemment à cette nouvelle technologie. « La sortie de YouTube et Facebook 360° a rassuré tous les clients: c’était enfin la certitude qu’ils pourraient toucher le grand public. ». Okio Studio a travaillé avec Engie, Canal+ et Jean-Paul Gaultier : « pour tous, l’événementiel reste un passage obligé dans leur chronologie médias à la sortie d’une production en réalité virtuelle. Cela changera sans doute d’ici deux, trois ans, lorsque le taux d’équipement des particuliers aura atteint un niveau sérieux. »

Antoine Cayrol recommande aux éditeurs et aux auteurs de ne commencer à travailler sur leur projet de réalité virtuelle qu’après avoir visionné tous les bons contenus existants (une cinquantaine environ). « Procurez-vous un casque à 70 euros, et regardez tout ce qui se fait, cela permet d’avoir un panorama des technologies possibles en réalité virtuelle. Pour la 360°, on peut consulter de nombreuses vidéos sur Facebook 360 et y trouver peut-être une bonne vidéo sur 100. » Avec un patrimoine aussi restreint et récent, on peut – chose rare – prétendre à une connaissance quasi exhaustive du sujet ! Il recommande quelques bons éditeurs de contenus VR, notamment l’application VRSE,  le site JAUNT (VR et vidéo 360 accessible sur desktop et cardboard) et le site dédié à la VR du New York Times avec une multitude de démo (App VR et Vidéo 360) accessible ici : NYT VR

Cardboard NYT

Haute résolution… de problèmes

Produire et diffuser la réalité virtuelle s’apparente à un parcours du combattant. « On doit tout fabriquer, on doit construire nos caméras, les reconstruire pour chaque film, même le son 3D il y a plein de façons de le prendre, on le prend à chaque fois de façon différente, c’est passionnant, on recrée tout le temps, c’est de la résolution perpétuelle de problèmes », confie Antoine Cayrol.

Comment sortir de ce cauchemar du workflow ? « Ça dépend des caméras », répond Antoine Cayrol, « tant qu’elles ne sont pas prêtes, et tant qu’on n’a pas ce qu’il faut pour lire ces images et les produire informatiquement, ça restera cauchemardesque. On va encore bricoler pour la prise de vue réelle pendant au moins 3 ou 4 ans. Tout ce qui sort aujourd’hui en équipement prêt-à-l’emploi s’avère moins bon que ce qu’on bricole sur mesure. Mieux vaut pour l’instant détourner les caméras cinéma plutôt que d’acheter du matériel dédié. Ce sera de meilleure qualité. Il faut simplement anticiper le fait qu’au lieu de tourner 5 minutes utiles par jour, on n’en tournera qu’une. »

Le saut d’obstacles a pris une tournure olympique avec le Mobile World Congress de Barcelone en février 2016 : il faut réaliser et produire en tenant compte de qualités de résolution inégales du côté des casques. Antoine Cayrol partage son désarroi : «Les normes changent très vite ! Ça devient très cher de produire. Maintenant ils veulent du 4K par œil, alors que leurs casques ne font que du 2K. »

Le défi ne s’arrête pas à la prise de vue, cela continue au moment de la compression, de l’encodage de la diffusion des images et des players de lecture 360. L’interopérabilité des services est essentielle : « Il faut que le player puisse tout simplement comprendre le format que le serveur va lui envoyer », rappelle Bernard Fontaine. « Et il faut ensuite que les réseaux internet puissent supporter la charge des données diffusées… Que ce soit la 4K ou la 6K en 360, sur internet, aujourd’hui, ça ne passe pas pour le plus grand nombre sauf à utiliser des protocoles d’adaptation de débit au performances de la connexion et dégrader hélas le côté immersif de la haute qualité de captation de scène 360 ! » Des travaux sont en cours pour permettre une optimisation de débit en fonction de l’angle d’observation de la scène 360 afin d’optimiser au mieux l’expérience qualitative de la VR.

Du côté de la post-production, Antoine Cayrol observe un écart de plus en plus grand entre la demande nord-américaine et les moyens dont nous disposons en Europe : « Personne n’a les moyens de post-produire en 6K chaque œil, or les Etats-Unis sont en train de demander ce type de formats. Pour se maintenir au niveau du marché, les producteurs européens ont impérativement et urgemment besoin du soutien des pouvoirs publics. C’est déjà le cas bien sûr, mais on a besoin de plus. Sinon, la réalité virtuelle en Europe, c’est fini. »

Ludovic Noblet rejoint ce constat. En pleine course à l’armement, « il faut rassembler la communauté, travailler sur l’interopérabilité, développer des standards communs et défendre nos intérêts. Nous avons commencé à le faire en marge du CES l’an passé, nous espérons une annonce plus officielle au NAB en avril prochain. »

Au delà de l’entertainment

Pendant plusieurs années, les jeux vidéos se sont inspirés du cinéma. Avec la réalité virtuelle, les rôles s’inversent : le jeu vidéo prend le lead sur la création visuelle, tous les autres secteurs de l’image semblent hériter des technologies du gaming.  Mais la révolution de la réalité virtuelle ne se limite pas au divertissement et intéressent de nombreux métiers : l’architecture, l’immobilier et bien sûr…la santé. On peut citer la formation d’infirmiers en bloc opératoire, le traitement de l’autisme ou l’observation du fonctionnement neurologique en s’immergeant dans le cerveau d’un patient sur lequel des capteurs EEG ont été placés.

Pour Ludovic Noblet, la réalité virtuelle est un outil formidable pour appréhender la complexité. « Prenons l’exemple du Big Data, grâce à la virtual reality, on peut immerger une personne dans un jeu de données pour les manipuler, les rassembler, les re-configurer, car on n’a pas trouvé mieux que le cerveau humain pour déterminer des patterns, des corrélations et des dépendances en observant des données ».  Difficile de ne pas penser à Tron ou à Matrix…

L’entertainment n’est finalement jamais bien loin. Antoine Cayrol mentionne un projet en cours chez Okio Studio : un film qui s’adapte à la manière dont le cerveau réagit, qui évolue en temps réel selon l’état émotionnel du spectateur.

Bernard Fontaine rappelle aussi que la VR ne vise pas un usage dédié qu’au seul monde des médias et de l’entertainment mais vise et suscite l’intérêt de nombreux secteurs industriels de la formation, où de la maintenance industrielle, de l’architecture du ecommerce etc…et aussi au secteur de la santé ou de très intéressant travaux sont en cours par exemple sur l’autisme. Il rappelle aussi qu’aucune réglementation sanitaire sur l’usage n’existe comme c’est le cas des niveau audio des casques mais actuellement des travaux scientifiques sont prévus à vérifier l’innocuité de l’usage d’écrans électroniques et à fortiori de ceux utilisés à quelques centimètres de l’oeil humain.

La confiance est-elle la clé du succès ?

Antonin Lhôte est persuadé que de ce foisonnement d’innovations, « n’émergeront réellement que celles qui sauront apporter un sens, qui donneront les moyens de ne pas devenir fou et d’avoir confiance dans ce qu’on nous raconte et ce qu’on nous fait vivre. Le succès de la réalité virtuelle dépend de la confiance qu’elle saura insuffler auprès du public. »
La problématique de la confiance numérique est centrale, confirme Ludovic Noblet. « Elle va bien au delà des photos gênantes sur Facebook ou sur Google, le digital n’est plus seulement un outil, c’est notre environnement. Les problèmes qui se posent aujourd’hui sont d’ordre éthique. Nous sommes dans une ère post-digital, le numérique devenu progressivement ambiant sera désormais pénétrant. Il faut relire Being digital de Nicholas Negroponte : en 1995, il prévoyait déjà que tout serait une question d’expérience, qu’on nous proposerait un éventail de choses phénoménales mais qu’il faudrait veiller à en comprendre la contrepartie. La réalité augmentée, par exemple, ça n’est pas les Google Glass car elles ne proposent pas d’expérience, juste des données informatives en plus du réel. La réalité augmentée se concrétise bien davantage avec l’internet des objets, la robotique et l’humain augmenté… avec tout ce qui ambitionne d’augmenter le monde. »

Vous venez de lire le compte-rendu d’une session du Social Media Club France

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