#WIP Insertion professionnelle et discriminations : comment mesurer, lutter, innover ?

Par Claire Hemery

« Passe ton bac, fais des études et tu trouveras un travail ». Belle promesse républicaine, hélas démentie par la réalité. Le taux de chômage atteint 17 % des bac+5 vivant dans les zones urbaines sensibles contre 9 % des bac+5 en dehors de ces zones, selon une étude du CEREQ  . L’enquête révèle aussi les inégalités liées aux origines migratoires des parents de ces jeunes. Alors que le ministère du Travail vient de lancer sa campagne de lutte contre les discriminations à l’embauche  : #LesCompetencesDabord, OuiShare, NUMA et le Social Media Club organisaient, dans le cadre du cycle consacré au monde du travail « Work in progress » un débat sur l’insertion professionnelle et les discriminations.

Comment identifier et mesurer clairement ces discriminations ? A quelle échelle et avec quels outils peut-on lutter pour la diversité en entreprise ? Comment concilier accompagnement individuel des discriminés et transformation d’un système défaillant ? L’innovation digitale et l’économie collaborative, avec l’émergence d’acteurs comme Uber, offrent-elles des alternatives sérieuses d’accès à l’emploi pour ces jeunes ? Sont-elles plus efficaces que les politiques publiques et l’action associative ?

Pour en discuter, Arthur de Grave, rédacteur en chef de OuiShare Mag et Taoufik Vallipuram, responsables des partenariats chez OuiShare Paul Richardet et Pierre-Olivier Cazenave ont invité au NUMA :  Djamila Laouadi, Gwenaelle de la Roche, Responsable du marketing stratégique chez ManpowerGroup et représentante de la start-up FACE à l’Emploi (pour la fondation FACE), Mamadou Gaye, ex Directeur exécutif de Nouvelle Cour, responsable des relations internationales Paris 2024, Jean Luc Primon,  Docteur en sociologie et Maître de Conférences au département de Sociologie-Ethnologie de l’Université de Nice-Sophia Antipolis et Philippe Bonneville,Proviseur du lycée Jean-Jacques Rousseau à Sarcelles

Comment prendre la mesure des discriminations

Comment lutter contre les discriminations si l’on ne peut pas correctement les mesurer ? Taoufik Vallipuram, responsable des partenariats chez OuiShare, note la difficulté de collecter et d’étudier des données statistiques sur les origines ethniques supposées des personnes. N’est-ce pas ce qui nous empêche de voir la réalité en face, de prendre réellement conscience de la nature des discriminations qui pèsent sur une partie de la population pour l’insertion et l’évolution professionnelles ?  « Tout d’abord, précise le sociologue Jean-Luc Primon, les statistiques ethniques ne sont pas interdites en France, elles sont possibles mais bien sûr rigoureusement encadrées et contrôlées, notamment par la CNIL. Nous les utilisons par exemple pour mener l’étude Trajectoires et Origines, réalisée par l’INED et l’INSEE http://teo.site.ined.fr/. Dans ce débat, il est essentiel de ne pas confondre les enquêtes statistiques à caractère public ou à vocation scientifique (Insee, Ined, Inserm, etc.) avec les données administratives (publiques ou privées). Dans le dernier cas, la vigilance est nécessaire car on peut craindre que ces données deviennent l’outil de discriminations qu’elles sont initialement censées combattre.  »

Dans l’étude du CEREQ  , on observe, comme dans toutes les enquêtes sur ces sujets, des effets combinés : l’influence des zones de résidence et celle des origines migratoires dans les difficultés d’accès à l’emploi. Les pouvoirs publics n’ont pas de mal à reconnaître la dimension territoriale des discriminations ; il leur est plus difficile en revanche de reconnaître (et donc de lutter contre) le critère des origines immigrées dans les phénomènes de discrimination. Jean-Luc Primon souligne qu’ « en France, toutes les personnes qui ont des parents immigrés ne sont pas nécessairement discriminées sur le marché du travail. Ce sont bien certaines origines en particulier qui sont pénalisées. Et hélas aujourd’hui, on ne peut pas réellement étudier la manière dont ces discriminations perdurent après plusieurs générations en France. Pour pouvoir lutter contre ce phénomène, il faudrait pouvoir l’étudier avec des enquêtes statistiques sur les minorités racisées, et sur plusieurs générations. »

Pris en flagrant délit de discrimination

D’autres solutions existent pour mettre en évidence les discriminations. Mamadou Gaye, ex Directeur exécutif de Nouvelle Cour, responsable des relations internationales Paris 2024, partage son expérience à SOS Racisme : « Le délit de discrimination existe en droit français mais il faut pouvoir le caractériser. Quand s’est posée à nous la question de faire la preuve d’un sentiment diffus, celui d’être traité de manière différente, nous avons importé une idée d’Angleterre : les testings, pour justement caractériser la réalité des discriminations subies. »

Le testing consiste à présenter des personnes d’origine différente dans des situations identiques (accès au logement, à l’emploi, aux loisirs, etc.) et d’observer la différence de comportement du pourvoyeur de service selon le profil de la personne.

Mamadou Gaye ajoute : « En fait, beaucoup des personnes n’étaient pas conscientes d’enfreindre la loi et pensaient même avoir parfaitement le droit de préférer telle personne en fonction de tel critère. Nous n’avons donc pas eu besoin d’avoir recours aux statistiques ethniques pour caractériser ces délits. Je peux aussi citer le sociologue Jean-François Amadieu, fondateur de l’Observatoire des discriminations, qui a mené des testing de grande ampleur pour révéler ces inégalités de traitement. »

Un non-sujet politique

Djamila Laouadi [C2] débattait la veille avec Alain Juppé sur le plateau du Supplément de Canal+ : « Alain Juppé me parlait de la possibilité de recours juridiques mais c’est très difficile d’apporter la preuve des discriminations subies. C’est subtil, on ne nous dit pas : ‘vous êtes trop noir ou trop arabe pour ce poste’. » Mauvaise foi ou aveuglement de la classe politique ? Selon Jean-Luc Primon, « ils sont dans le déni. Pour eux, les discriminations sont marginales et ne représentent, ils en sont persuadés, qu’un léger dysfonctionnement des institutions républicaines ».

Comment lutter contre les discriminations et favoriser l’insertion professionnelle

On a longtemps parlé du CV anonyme comme outil de lutte contre les discriminations à l’embauche. Est-ce une piste sérieuse ? « Je n’y suis pas favorable, explique Mamadou Gaye, parce que la lutte contre les discriminations ne peut éluder la question de la responsabilité. Le CV anonyme sous-tend l’idée que si les personnes sont discriminées, c’est un peu à cause d’elles, et que c’est à elles de s’adapter au système. »

Responsabiliser les entreprises…et l’Éducation nationale

La responsabilité ne doit pas peser sur les victimes de discriminations mais sur ceux qui les pratiquent, les perpétuent ou les permettent. Gwenaelle de la Roche, Responsable du marketing stratégique chez ManpowerGroup et représentante de la start-up FACE à l’Emploi (pour la fondation FACE), « je souscris totalement à l’ idée de la responsabilisation de tous :  recruteurs et les intermédiaires du recrutement. Nous devons former, sensibiliser nos conseillers en agence aux enjeux de la diversité en entreprise, à la lutte contre les discriminations, leur apprendre à  formuler aux mieux leurs arguments, à savoir dire non, à refuser des missions si nécessaire… et  il est nécessaire de beaucoup évangéliser sur ces sujets, éduquer l’ensemble des acteurs de l’écosystème . »

Responsabiliser, éduquer les entreprises mais pas seulement : ce travail doit être fait en amont …. auprès des professionnels de l’Education nationale. Dans le public, une personne témoigne : premier de sa classe en 3ème, la conseillère d’orientation recommande à ses parents, originaires de Turquie, qu’il suive une filière technologique, persuadée que le métier de réparateur télé lui conviendrait parfaitement. Le jeune homme a finalement fait l’EDHEC, et s’agace de voir qu’aujourd’hui on le présente parfois comme un exemple du bon fonctionnement de la méritocratie républicaine, d’être en somme « l’arabe qui cache la forêt ».

Jean-Luc Primon confirme : «  Ces mécanismes sont réels, ces problèmes d’orientation contrariée, voire de désorientation, se vérifient statistiquement en fonction de l’origine migratoire. De nombreux acteurs de l’Education nationale (conseillers d’orientation, directeurs d’établissements, professeurs…) ont des représentations stéréotypées, et associent une catégorie de population à une catégorie de parcours, à une catégorie d’emplois. C’est bel et bien toute une série de micro-arbitrages, de comportements individuels qui une fois agrégés forment une discrimination institutionnelle. C’est très insidieux. Le plus souvent, ce ne sont pas des processus intentionnels. C’est non-conscient, les gens sont pleins de bonnes volonté, ils pensent bien faire, ils pensent aider, ils veulent éviter à des élèves de se casser la figure, de se trouver en situation d’échec, ils se disent par exemple : oui, une filière pro ou technologique, c’est mieux pour lui. »

Créer du lien avec les entreprises et  redonner confiance

« Vous n’avez pas de valeur sur le marché du travail » : pour Mamadou Gaye, c’est ce message que les entreprises envoient aux jeunes discriminés en raison de leur origine géographique, ethnique ou religieuse. « Pour que chacun (les jeunes comme les recruteurs) soit convaincu de la valeur de leur contribution, de ce qu’ils peuvent apporter, il faut trouver un moyen de les mettre en contact avec les entreprises et de les mettre en situation. » L’agence Nouvelle cour, dont Mamadou Gaye a été directeur exécutif, a été créée en 2006 par un enseignant du BTS communication du lycée Jacques Brel à la Courneuve, pour offrir à ses élèves une première insertion professionnelle car il ne trouvait de stages ni pour ses élèves de 1ère année, ni pour les 2ème année. « Ça permettait de recréer de la confiance, auprès des recruteurs et auprès des jeunes. Ce qu’on peut apporter de plus utile aux jeunes, c’est l’entregent, c’est la mise en relation. Combien parmi nous ont obtenu un poste simplement en répondant à une annonce en ligne ? Etre informé de l’existence d’une opportunité d’emploi, voire être recommandé, ça ne peut pas se faire sans réseau. »

Philippe Bonneville, Proviseur du lycée Jean-Jacques Rousseau à Sarcelles, a proposé à une classe de 1ère ES de découvrir une startup en stage pendant les vacances d’été : « on en a convaincu 27 sur 30. Leur première question, après avoir accepté, ça a été : pourquoi vous nous avez choisis nous, pourquoi vous nous faites confiance ? ».

La confiance en soi ne doit pas être sous-estimée dans l’équation. « Je ne veux pas nier les difficultés, explique Philippe Bonneville, bien sûr que c’est plus dur de s’insérer professionnellement quand on n’est pas blanc, quand on vient de Sarcelles… mais je ne veux entretenir aucun fatalisme. Je garde un discours constructif. Aux concours d’entrée en école de commerce, nos élèves par exemple sous-performent à l’écrit, mais ils sur-performent à l’oral. Ils ont une double voire triple culture, une personnalité et un vécu qui intéressent les écoles. Je les encourage à penser que ce n’est pas toujours un désavantage d’avoir un profil différent. Beaucoup d’élèves ont aussi tout simplement du mal à s’imaginer vivre dans un autre monde, à quitter l’univers sarcello-sarcellois, c’est un endroit rassurant et familier, et dont ils tirent une certaine fierté. Il faut leur donner les moyens et des opportunités de découvrir d’autres territoires, d’ouvrir leur champ des possibles. On doit donc aussi travailler sur la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs capacités. »

Dans le public, une personne accompagne des jeunes sortis du système scolaire, sans aucune qualification, dans une des écoles de la 2ème chance. Elle raconte notamment son expérience avec l’équipe de FACE à l’emploi, la startup  représentée par Gwenaelle de La Roche : une dizaine de CV vidéos qui ont « époustouflé les entreprises et très bien marché ». « Notre objectif avec l’école de la 2ème chance, c’est de les aider à se démarquer, en tant qu’individu, à valoriser leurs compétences personnelles, leur singularité, à reprendre confiance en eux. On ne les pousse pas systématiquement vers les métiers en tension, vers McDo ou le BTP. »

Ne pas oublier d’interroger un système structurellement défaillant

« L’accompagnement individuel est-il une solution viable ? », demande Arthur de Grave. Redoubler d’effort pour valoriser les individus victimes de discriminations, pour les coacher, valoriser leurs compétences, ne rejette-t-il pas, comme le CV anonyme, la responsabilité du côté des personnes qui subissent ces discriminations dans le monde du travail ? Ne serait-ce pas nier ce que le problème a de structurel ?

Mamadou Gaye souhaite relever ce paradoxe : « je suis heureux d’avoir pu aider des dizaines de jeunes à s’insérer professionnellement, mais je suis parfaitement conscient qu’en faisant cela, je n’ai pas remis en question le système qui produit ou permet ces discriminations. On doit prendre le temps de s’interroger sur le dysfonctionnement global, on ne peut pas indéfiniment user de subterfuges ici et là pour résoudre le problème. On peut créer des rampes parallèles d’accès à l’emploi, on peut créer un millefeuille d’initiatives, de partenariats très louables, ça ne doit pas nous dispenser d’essayer de comprendre pourquoi les rampes d’accès principales sont défaillantes pour une partie de la population. L’accompagnement individuel ne peut être la seule réponse au problème des discriminations, tout le système doit être interrogé. »

Jean-Luc Primon, dans une interview accordée au SMC, ajoute : « Il y a beaucoup d’initiatives qu’on peut généraliser, en travaillant sur les individus pour les valoriser et leur redonner confiance, mais on ne peut pas faire l’économie d’une politique anti-discriminatoire. »

Uber est-il le sauveur des jeunes de banlieue ?

On a pu lire dans de nombreux articles de presse qu’Uber est « une chance » pour les jeunes de banlieues et/ou issus de l’immigration, et même une opportunité pour certains d’obtenir un premier travail, et de réaliser enfin leur insertion professionnelle. Alors que l’ubérisation du travail fascine et inquiète, qu’on débat de la fin du salariat, du digital labor et de l’émergence d’un prolétariat numérique, Uber fait valoir le rôle positif qu’il joue auprès des populations discriminées et précaires en France.

Arthur de Grave et Taoufik Vallipuram interpellent les invités : ces nouvelles formes de travail permettront-elles à des jeunes d’accéder au marché qui les excluait jusqu’à présent ou bien vont-elles renforcer leur vulnérabilité ? Uber a-t-il été plus efficace que des décennies de politiques publiques ?

Pour Gwenaelle de La Roche, la réponse est non : « Uber sera lui-même ubérisé demain, avec la voiture autonome, et tous ces chauffeurs devront se réinventer un métier. Le phénomène des freelancers, qu’on connaît bien aux Etats-Unis , regroupe des réalités très différentes selon les individus : pour certains, c’est un choix, ils ne veulent pas de relation de subordination, ils veulent négocier leur prestation de service, ils veulent travailler à domicile, etc. Mais pour d’autres, moins qualifiés, cela reste une situation très précaire, on les verra cumuler plusieurs jobs, y compris la nuit (les moonlighters), pour s’en sortir. Ils subissent totalement le travail indépendant. »

Les intervenants reconnaissent néanmoins qu’à court et moyen terme, Uber peut être le moindre mal pour des jeunes à la recherche d’un revenu. Djamila Laouadi relaie ce qu’elle observe à Trappes : « Ce n’est pas un rêve pour eux, c’est par défaut. Il se disent : j’ai des diplômes, des compétences, je suis motivé, mais on ne veut pas de moi, qu’est-ce que je fais ? J’en connais beaucoup qui sont entrés chez Uber, ils sont conscients que c’est du temporaire, mais en attendant, me disent-ils, je remplis le frigo, je nourris les enfants, je paie mon loyer. On peut aller à la banque, en vacances, et on a, temporairement, une existence sociale. Temporairement bien sûr car je ne crois pas que quiconque ait envie de faire ça à vie : travailler 70 heures par semaines pour le SMIC. »

Pour Gwenaelle de la Roche, on peut noter d’autres innovations permettant aux candidats de reprendre le pouvoir, peut-être plus intéressantes qu’Uber pour lutter à long terme contre les discriminations. Le ranking des entreprises, avec le site glassdoor par exemple, par les candidats et salariés, permet d’évaluer les groupes sur différents critères (processus de recrutement, avantages sociaux, etc.). « On ne pourra plus vendre ni promettre n’importe quoi, et pour rester attractives, les entreprises sont tenues d’être fidèles aux engagements qu’elle revendique : la RSE, la promotion de la diversité, etc. On parle aussi beaucoup de machine learning, de deep learning, de matching sémantique : ce sont de vraies pistes pour l’avenir du recrutement, pour faire coïncider offres d’emplois et candidatures et pour valoriser davantage les soft skills, c’est-à-dire par opposition aux hard skills (compétences techniques) : les savoirs-être, le comportement, l’enthousiasme, l’énergie dans les critères de sélection d’un candidat. »

Avec la startup à vocation sociale et inclusive FACE à l’emploi (Fondation FACE), Gwenaelle de la Roche a souhaité repenser les codes et les méthodes du recrutement pour promouvoir la diversité en entreprise et l’égalité des chances. « Le CV vidéo  présente une vraie stratégie d’empowerment vis-à-vis de ces jeunes éloignés de l’emploi. Ces populations qui  n’ont pas la chance d’être  vues,  ou entendues, cette fois on les regarde, on les écoute. Il y aussi tout un enjeu d’accompagnement des jeunes sur le numérique : on parle de digital natives, mais en dehors d’un usage personnel ou de loisir, souvent cette génération ne sait pas se servir de ces outils numériques pour une recherche d’emploi. »

Face à l’émergence de ces nouvelles formes de travail, Philippe Bonneville rappelle qu’ « on ne peut pas demander à l’école d’anticiper des évolutions sociétales que personne ne soupçonne. On ne peut pas préparer nos élèves à des métiers qui n’existent pas encore… Notre mission reste celle de leur donner les moyens de s’adapter au mieux. »

 

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