La science fiction est-elle une science prospective ?

Par Pierre-Olivier Cazenave et Arnaud Paillard (originellement publié sur Meta-Media)

“Nous sommes dans le futur”, “le présent rattrape l’avenir” ou, autre antienne répétée à longueur d’articles dans les médias: “le temps semble s’être accéléré ces deux dernières décennies”.

La presse quotidienne puise désormais dans les imaginaires déployés par les auteurs de science fiction pour faire face au déferlement d’innovations annoncés par la high tech, GAFA en tête. Le rythme et la nature de ces innovations en sont responsables : des écrans tactiles à l’Intelligence Artificielle (IA) en passant par les réalités virtuelles, augmentées, les algorithmes et les chatbots. Leur potentiel et leur impact auraient ainsi déjà largement été abordés par des auteurs de SF.

Tiens ! La Science-Fiction serait-elle donc une science prospective ?

Pour en discuter le Social Media Club France a réuni il y a quelques jours à Paris Gérard Klein, auteur de science fiction français, éditeur et directeur de collection emblématique chez Robert Laffont, dont l’apport au genre est colossal ; Aurélien Fache, pionnier de l’internet français ayant participé au développement des sites français Lycos, Multimania, Caramail, Dailymotion et cofondateur d’OWNI, passionné de science fiction et héraut des réalités artificielles ; et enfin Thierry Keller, fondateur et directeur des rédactions d’Usbek & Rica, le « média qui explore le futur », un désormais classique, en kiosques tous les trois mois et accessible en ligne. Un débat préparé et animé par Pierre-Olivier Cazenave, Délégué général du Social Media Club France, directeur de la programmation chez mind news, et par Jean-Dominique Séval, Directeur général adjoint de IDATE DigiWorld et auteur d’un essai de rétroprospective “Vous êtes déjà en 2025”.

Une période d’incertitude propice au retour de la SF

C’est d’habitude vers la prospective que l’on se tourne pour avoir une idée du futur. « Il y a un regain d’intérêt pour la prospective, car nous sommes dans une période d’incertitude », analyse Jean-Dominique Séval. « En prospective, on essaie de déceler des tendances lourdes, des possibilités de rupture, dont les acteurs peuvent tirer partie, ou dont ils vont souffrir », confirme Gérard Klein. Mais pour Aurélien Fache (Makery), la prospective se nourrit de plus en plus de l’univers science fictionnel.

La science fiction d’aujourd’hui ne reflète pas seulement les craintes de nos sociétés contemporaines, mais inspire très fortement notre futur. Selon lui, les auteurs de science fiction travaillent maintenant main dans la main avec les entreprises privées pour élaborer le futur. Notre futur.

Et ce n’est même pas dans la Silicon Valley que ça se passe, mais dans une banlieue sans histoire, à Fort Lauderdale, en Floride. C’est là que s’est installée Magic Leap, une entreprise qui travaille sur des dispositifs de réalité augmentée. Après avoir levé près de d’un milliard de dollars, auprès, entre autres, de Google, Magic Leap a embauché un auteur de science fiction, Neal Stephenson, au poste de “futuriste en chef”.

Une nomination loin d’être anodine pour Aurélien Fache : « Aujourd’hui, les porteurs de projets vont pitcher avec des bouquins de science fiction sous le bras ! ».

Le classique, c’est Snow Crash (Le Samouraï virtuel en français, publié en 1993), un livre de Neal Stephenson justement. Un roman qualifié de cyberpunk, et qui a la particularité d’anticiper une fin plutôt positive à un monde dystopique, montrant par là que l’avenir technologique n’est pas forcément un repoussoir. Pour Aurélien Fache, ce livre a fait entrer le futur dans le présent.

« Le nombre d’anecdotes, d’intrusions de l’univers science fictionnel dans le monde concret du capital-risque est impressionnant. » En clair : la science fiction est une valeur refuge, parce qu’elle préparerait les succès capitalistiques de demain. « Il y a un véritable lien entre l’imaginaire science-fictionnel et les entrepreneurs aux États-Unis, poursuit Aurélien Fache, la science fiction imagine, les ingénieurs rendent disponible pour le plus grand nombre ». Martin Cooper ingénieur chez Motorola, à l’origine des premiers téléphones cellulaires, assume à ce titre avoir été marqué dans sa jeunesse par le communicator de Star Trek en 1966. Jusqu’à que ses équipes le fassent devenir réalité dans les années 80.

« L’avenir est une perle insérée dans le cerveau d’un fœtus » – Gérard Klein

Fille illégitime de la réflexion et de la prospective, la science fiction donne en effet un éclairage du futur, souvent biaisé. H. G. Wells, dans sa Machine à explorer le temps (1895), propose une vision du futur imprégnée par ce qu’il observe de sa propre époque : « Wells combine l’invention d’une merveille scientifique, une exploration de l’avenir, et une vision darwino-marxienne de l’évolution de la société industrielle », s’amuse Gérard Klein. Une société de l’an 802 701, où les Morlocks vivent sous terre, et remontent parfois se nourrir des Elois, oisifs et décérébrés : un message politisé par lequel Wells dénonce la dégénérescence potentielle que porte en lui l’exploitation capitaliste, qu’il voit sous ses yeux de contemporain de l’Angleterre victorienne.

L’intérêt pour la science fiction est davantage à chercher dans l’information qu’elle apporte sur la société dont elle est issue, que sur celle qu’elle entend dépeindre. Au, contraire, Dans Robur le Conquérant (1886), Jules Verne annonce la supériorité des avions sur les dirigeables quelques décennies avant leur invention. Ce roman incarne la tendance d’un genre à s’enthousiasmer sur le potentiel des technologies à venir, tout en passant à côté des principaux changements sociétaux qu’elles impliquent (vitesse, abolition des distances, etc).

« La science fiction n’est pas une description de l’avenir, elle est simplement une représentation de l’avenir par des auteurs singuliers. » temporise Gérard Klein.

Parler de science fiction, ce n’est pas revenir en arrière pour voir à quel point les auteurs d’anticipation ont eu raison – ou tort – dans leurs prévisions. Parler de science fiction, à l’heure ou le présent rattrape le futur, c’est se demander à quoi peut-elle bien servir ? Que nous révèle-t-elle de notre monde contemporain ? Peut-elle nous aider à mieux apprivoiser l’arrivée de nouvelles technologies dans nos sociétés ? Peut-elle être finalement un complément à des méthodes prospectives parfois limitées dans leur capacité à envisager tous les futurs possibles.

Le spectre de la dystopie plane sur le futur

Pour Thierry Keller, ça ne fait aucun doute : « nous sommes dans une phase d’accélération technologique sans précédent. L’IA, le maniement de la data, ce sont des choses qui surviennent, alors qu’elles n’étaient que pensées. » La science fiction a donc un rôle : celui d’aiguillon. « La SF est, à mon sens, à dominante dystopique. Son rôle, c’est de mettre en garde sur la direction que l’on prend. Regardez 2001, l’Odyssée de l’espace. Il s’agit de nous mettre en garde sur le potentiel ravageur de l’IA. Même si, d’un autre côté, l’IA devient indispensable. »

Les auteurs de science fiction seraient nos vigies du futur. En déployant le champ des possibles à partir d’une évolution possible de nos sociétés autour d’une technologie, ils nous mettent en garde vers son évolution dystopique.

C’est là tout le rôle du genre littéraire de l’anti-utopie, selon Gérard Klein, c’est-à-dire une « démonstration littéraire d’une thèse selon laquelle la réalisation d’une utopie amputerait l’espèce humaine de son humanité. »

On ne peut s’empêcher de penser au premier épisode de la troisième saison de la série Black Mirror, Nosedive, qui dépeint un monde dystopique où toute interaction sociale est évaluée sur une note allant de un à cinq. Exactement comme on peut d’ores-et-déjà noter son chauffeur Uber. Les futurs dystopiques interrogeraient-ils eux aussi davantage nos angoisses contemporaines que les évolutions réelles ou à venir de la société ?

« C’est de la science fiction ! »

Des sociétés comme Magic Leap essaient de préparer l’après, de penser l’inimaginable, ce qui reste un exercice incertain. Gérard Klein le confirme : des grandes erreurs ont été faites, parce que l’on avait du mal à imaginer cet ‘après’, le ‘pas (encore) possible’.

Et l’auteur de science fiction de confier une petite anecdote : « il y a quelques décennies, il y avait une méthode très simple pour faire rire les experts de la prospective du France Télécom de l’époque : c’était de parler téléphone portable. Pour eux, c’était de la science fiction. Ni la compression des données, ni la miniaturisation de l’informatique n’était concevable à l’époque. » On connaît la suite.

La science fiction joue ce rôle d’outil de projection dans un champ des possibles qui n’est pas encore concevable. Aurélien Fache raconte que, lui aussi, a été confronté à cet ‘après’ : au début des années 2000, la technologie ne permettait pas de visionner des vidéos à la demande : les volumes d’information étaient trop importants. Ce qui ne l’a pas empêché de participer à la création de Dailymotion, tablant sur une évolution technologique rapide. Ce qui s’est avéré un pari risqué, mais gagnant.

Penser à l’après, c’est précisément ce que tente de faire, tous les trois mois, Usbek & Rica. « Dans les derniers numéros d’Usbek & Rica, on a commencé à faire de l’utopie concrète, parce qu’on s’est rendu compte qu’on était dans un pays, dans un époque, qui n’allaient pas très bien, et qui avait besoin d’espoir sociétal », confie Thierry Keller. « Dans ces derniers numéros, on essaie de donner corps à cette nouvelle France qui cherche à faire société, avec la disruption de la technologie. »

Faire société, justement, deviendrait de plus en plus difficile, car la technologie nous isole les uns des autres, nous force à l’individualisme.

« Rien à foutre de ce à quoi ressembleront nos smartphones dans dix ans. Par contre, ce qui m’intéresse, c’est de savoir quelles seront les conséquences sociales et culturelles des avancées technologiques. Ce qui est intéressant dans la science fiction, c’est l’interaction entre la technologie et l’humain », insiste Gérard Klein.

« La rencontre de la démocratie et de la technologie a tendance à dissoudre la société dans l’individualisme. Nous, nous cherchons à brancher la technologie sur la question sociale, pour voir dans quelle mesure c’est le socle, la société, qui pose un problème. » Pour le journaliste, le défi est clair : la société doit se réapproprier la question technique pour éviter que la technologie nous enferme dans des bulles.

« Nous mourrons tous dans un pays étranger : l’avenir » John Brunner (1934 – 1995)

Dans le même temps la science fiction elle-même évolue. Si on la voit beaucoup au cinéma ou à la télévision, on se demande qui la lit encore aujourd’hui en France ? A tel point que Jean-Dominique Séval lance dans le débat qu’il faut peut être compter avec « la mort de la science fiction». Une partie de ce qui avant été annoncé par les auteurs de l’âge d’or serait désormais advenu dans nos quotidiens :

dans les labos des grandes entreprises : la SF semble aujourd’hui intégrée dans les projets des grandes entreprises numériques Google (transhumanisme), IBM (IA), Softbank (Robotique)…;
dans le débat économique : comme dans celui qui fait rage actuellement entre les tenants, de la « stagnation séculaire » comme Robert Gordon (le numérique entraînerait plus de destruction de valeur et d’emploi qu’il n’en crée) et les tenants de la destruction créatrice schumpeterienne qui expliquent que nous sommes à l’aube d’un nouveau cycle de création de richesse ;
dans la littérature dite générale comme le montre les succès récent de librairie de romans comme « Soumission » de Michel Houellebecq ou « 2084 » de Boualem Sansal.
Il ne faudrait pas tomber dans une lecture du phénomène trop centrée sur ce qu’il advient dans les pays d’élection du genre que sont les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France ou l’Allemagne. Ailleurs, où les promesses de la science ne sont pas banalisées voir contestées (en tout cas où la science ne suscite plus l’engouement collectif qu’elle a pu rencontrer dans les années 60 et 70), il semble que de nouveaux foyers de SF se ravivent, comme en Chine ou sur le continent Africain.

Reste-t-il encore des choses à imaginer ? L’accélération technologique, en nous faisant entrer dans un futur qui nous paraissait inaccessible quelques années auparavant n’aurait-elle pas désenchantée la science fiction ? En d’autres termes : est-ce que la SF est morte ?

Gérard Klein veut croire le contraire : « que peut faire la SF aujourd’hui ? Certainement pas lire l’avenir. En revanche, lire de la science-fiction est un décrassage intellectuel indispensable pour ceux qui dirigent des entreprises ou des sociétés. Ce qui est intéressant, c’est de lire de la SF en se demandant pourquoi les auteurs de SF se sont plantés. Parce que ça permet de savoir pourquoi les prospectivistes vont se planter à nouveau. »

À vos classiques !

 

Une session organisée par le

Logo-smc-1

Retrouvez également nos articles sur le blog du SMC sur Zdnet :

ZDNet-partenriat-SMC