L’Intelligence Artificielle dans les Médias

Par Brice Andlauer

Pour en discuter, nous avons invité chez la Netscouade : Olivier Delteil (Les Echos), Erwann Gaucher (France Bleu), François Fourrier (Canal Plus) et Claude de Loupy (Syllabs). Cette session était animée par Eric Scherer (France Télévisions) et Jean-Dominique Séval (IDATE Digiworld)

De la recommandation de contenus à l’écriture automatique de textes, en passant par les agents conversationnels, vocaux ou écrits, les perspectives de l’IA ne sont pas toutes également réalistes et prometteuses. Les modèles économiques ne sont pas encore clairs, et ses applications au secteur relèvent principalement de l’expérimentation. « C’est du billard à deux ou trois bandes, » commente Erwann Gaucher (France Bleu.). L’intelligence artificielle rapporte encore peu d’argent aux médias, et la prise de risque est grande : les investissements sont rares, bien que le potentiel soit grand et surveillé de près.

Ce marché, à l’image de celui de l’Internet des objets qui tarde à tenir ses promesses, fait parti des grands paris technologiques actuels. Pour Jean-Dominique Séval, Directeur adjoint IDATE DigiWorld, les attentes sont immenses, les bouleversements annoncés majeurs mais le chemin vers un marché mature et les retour sur investissements associés, encore incertains. Entre le marché mondial actuel, estimé à à peine plus de 200 millions d’Euros et la promesse d’un chiffre d’affaires générés de plus de 10 milliards d’Euros dès 2025, il y a encore de réelles incertitudes dans les domaines d’applications dont les médias sont un parfait exemple.

Reconnaissance et recommandation

Depuis qu’Amazon a lancé Alexa en 2016, le grand public a découvert l’intelligence artificielle au cœur du foyer numérique. Pour l’instant, cet assistant personnel vendu comme une enceinte sert surtout à gérer des tâches quotidiennes très basiques (donner l’heure, la météo, l’état du trafic sur le chemin du travail), mais son développement et son succès commercial laissent entrevoir les possibilités qu’offre la reconnaissance vocale pour les médias. Au-delà du foyer numérique, les assistants universels à commande vocale, déjà étudiés pour les smartphones, se retrouveront dans les voitures connectées de demain. « C’est à la fois potentiellement fantastique et monstrueux, » juge Erwann Gaucher. «On sait que les commandes vocales seront présentes dans la voiture, qui représente plus de 30% du temps d’écoute de la radio. Il nous faudra absolument apprendre à nous servir de cette IA pour que la voiture reste un lieu d’écoute privilégié de la radio, d’autant que cette IA des assistants à commande vocale ouvre la porte à la recommandation » détaille-t-il. Pour la télévision, il semble que les enjeux de la reconnaissance vocale se mesurent à plus long terme. Pour François Fourrier (Canal+) « la bataille de l’accès est lancée, mais les utilisateurs ont besoin de profondeur dans la recommandation. Et pour ça, le média vocal n’est pas encore adapté. Il faut penser à la complémentarité entre reconnaissance vocale et visuelle. »

« Sur Radio Classique, les métadonnées de l’information sont produites avec des marqueurs sémantiques automatiquement associés. Nous serions ensuite en capacité d’associer les contenus correspondant à une demande vocale » Olivier Delteil (Les Échos).

Car l’enjeu principal de la recommandation repose beaucoup dans l’association de contenus similaires (content to content), et pas uniquement sur l’analyse des usages passés et des habitudes de consommation des profils des utilisateurs (recommandation affinitaire). Un niveau de précision que la technologie ne peut pas encore atteindre seule, comme le rappelle Claude de Loupy (Syllabs.) « La reconnaissance vocale fonctionne très bien quand il s’agit d’un présentateur de JT avec une diction claire. Mais dans un environnement bruité avec trois personnes, c’est plus compliqué, » explique-t-il. Si la reconnaissance vocale représente un énorme potentiel pour les médias, elle est aussi la technologie à l’efficacité la plus variable aujourd’hui, en comparaison avec le texte et l’image. « En Intelligence artificielle, les performances dépendent énormément du contexte. Selon l’environnement, la performance de la reconnaissance vocale peut descendre largement en dessous de 80%. Il faut aussi prendre en compte la sémantique et le traitement des langues. Or, la langue porte en elle même toute la complexité de l’intelligence humaine. On n’a pas la capacité d’avoir un niveau d’analyse équivalent à un humain, » explique Claude de Loupy, rappelant par ailleurs que, lorsqu’elle est bien configurée, la génération automatique de textes ne fait quasiment jamais d’erreurs.

Écriture automatique

Les intelligences artificielles capables d’écrire des textes ne passent pas toujours la porte des rédactions, mais elles ont une efficacité incontestée. Erwann Gaucher (France Bleu) précise qu’aucune erreur n’a été remontée dans les 36 000 articles rédigés pour communiquer les résultats des élections régionales de décembre 2015. Il pense aujourd’hui à utiliser le même système pour les résultats sportifs hebdomadaires. « On est dans le ventre mou de l’information que tout le monde a, mais qu’il faut quand même communiquer. Je préfère confier ça à un algorithme rédacteur, et que les 44 journalistes sportifs donnent de la valeur ajoutée sur le terrain plutôt que d’écrire les résultats tous les dimanche soirs, » explique-t-il.

Olivier Delteil (Les Échos) répond aux journalistes qui craignent d’être remplacés par des robots qu’il s’agit plutôt d’un gain de temps bénéfique et qualitatif pour leur travail. « Ça leur permet de ne pas donner la valeur d’une action cinq fois par jour, mais d’analyser son évolution au-delà du fait boursier. On va attendre que les mentalités évoluent et faire de la pédagogie, » raconte-t-il. En plus de la génération automatique de textes, Olivier Delteil constate des progressions « assez impressionnantes » dans la traduction automatique de textes, même si l’humain doit toujours intervenir à la fin.

« Le traitement même de ces innovations dans la presse, et la terminologie employée est une épine dans le pied. Le terme de robot journaliste est déjà un problème. Il faut se concentrer sur les usages. » Erwann Gaucher (France Bleu)

A la base de l’IA : la gestion des données

Quant à l’utilisation des données, elle semble aujourd’hui se cantonner à des fins commerciales, tant les médias d’informations ne sont pas structurés pour utiliser des données fiables dans un usage journalistique pertinent. « La structure actuelle des médias n’est pas adaptée à la collecte de la donnée. Aujourd’hui, on n’est pas capable de traiter, stocker et identifier une donnée. Il faut le prendre en compte dans les investissements IA, et les coûts deviennent astronomiques, » déplore Erwann Gaucher (France Bleu). Claude de Loupy (Syllabs) regrette de son côté que les médias d’information ne considèrent pas l’intelligence artificielle comme une priorité. « Les responsables innovations nous disent qu’un robot permettrait aux journalistes de mieux faire leur travail et de développer des opportunités commerciales. Mais ce n’est pas dans leurs priorités. En tant que gérant de startup, je n’avance pas. De vendeur de technologie, je me transforme en vendeur de contenus. Les médias sont l’industrie la plus innovante qui existe, mais une révolution dans la production de contenus est à l’oeuvre, et ils se font dépasser par les entreprises sur ces sujets », déplore-t-il. Le phénomène de brand media, c’est-à-dire des marques qui produisent leur propre contenu, va dans ce sens. « Red Bull vend aujourd’hui énormément de contenus. Quand une marque de limonade vend des contenus aux médias, on voit une évolution, » poursuit Claude de Loupy.

L’homme et la machine : IA faible vs IA Forte

Le remplacement de l’homme par la machine dans les médias relève encore largement du fantasme, du moins dans un futur proche. Selon Claude de Loupy (Syllabs), nous sommes en présence d’une intelligence faible qui se cantonne à des tâches très précises. « Je ne vois rien actuellement dans les laboratoires qui permette de penser que, dans moins de cent ans, on sera face à une intelligence forte, mais peut-être qu’une nouvelle méthode sortira demain qui me fera dire qu’on y sera dans 5 ans, » précise-t-il.
Pour François Fourrier (Canal+) le travail de l’homme sera toujours indispensable dans les médias, car « aussi performantes soient les intelligences artificielles, elles ne seront pas créatives, elles ne pourront pas porter de jugement de valeur, et elles auront du mal à gérer l’émotionnel, » pense-t-il. Un point de vue qui ne fait pas l’unanimité chez d’autres spécialistes du secteur. Julien Breitfield, de l’agence Fabernovel, rappelle que lors d’une expérience deux assistants personnels Google sont tombés amoureux. « L’intelligence artificielle, ça veut dire faire des choix. La machine donne des réponses. On ne demande pas à la machine d’être intelligente, on lui demande de donner du sens. Quand deux machines tombent amoureuses, ce n’est pas parce qu’elles sont intelligentes, mais parce qu’elles se comprennent et se disent des choses qui ont du sens, » argumente-t-il

« Dès qu’une machine s’adresse à un humain, ça l’autorise à intégrer de l’émotion dans sa réponse. Où est la limite acceptable pour l’humain ? C’est une zone grise » François Fourrier (Canal+)

Un média entièrement conversationnel, où l’utilisateur poserait des questions sur l’actualité à une machine, relève plutôt de la science fiction pour l’instant. Le modèle de chat sur l’actualité introduit par Quartz ne permet pas de poser directement des questions à la machine, l’utilisateur doit choisir entre plusieurs questions écrites auparavant. « À ce stade, c’est une nouvelle manière de faire du storytelling, mais pas du conversationnel. L’actualité n’est pas une donnée, et n’est donc pas facile à exploiter. Quel robot pourrait comprendre et analyser la valse hésitante des soutiens de François Fillon pendant la campagne aujourd’hui ? à court terme, c’est inenvisageable, » tranche Erwann Gaucher (France Bleu).

Nous sommes déjà en présence d’une intelligence artificielle faible, aux fonctions limitées à des tâches hyperspécialisées. En revanche, le délai d’évolution vers une intelligence artificielle forte est encore nébuleux, et ses conséquences sur le monde médiatique illisibles.

Les trois points à retenir :

  • La génération automatique de contenus est au centre des stratégies des médias en matière d’IA
  • La gestion et l’utilisation des données n’est pas encore imprégnée dans la culture des médias
  • L’IA dans les médias reste pour l’instant « faible » et bien inférieure à une intelligence humaine, mais jusqu’à quand ?

Une session organisée par le

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