Un point sur la notion de communauté, 10 ans après l’avènement du web social

Par Jean-Marie Benoist

Le terme de communauté est aujourd’hui utilisé à toutes les sauces, par les marques, les médias, les acteurs du web, etc.. Cet usage massif a fait évoluer son sens, et il recouvre des réalités sociales différentes d’il y a seulement dix ans : communautés de marque, de pratiques, professionnelles… Comment est-ce que le terme a évolué ? Que recouvre-t-il aujourd’hui, et est-il galvaudé ?

Pour en discuter, nous avons invité chez NUMA : Dominique Cardon (Sciences Po/Medialab), Nathanaël Sorin-Richez (NUMA), Stéphane Hugon (Sorbonne/Eranos), Vincent Berry (Paris 13), et Vinciane Zabban (Paris 13). Une session organisée et animée par Pierre-Olivier Cazenave (SMC) et Caroline Brugier (SMC).


Aujourd’hui, tout est affaire de communauté : si l’on aime une marque, on fait partie de sa communauté ; son réseau d’ami, ses collègues de travail… tous ces ensembles sociaux sont désignés par le même terme – ce qui fragilise le sens du mot communauté, qui est devenu imprécis.

Historiquement, la communauté se distingue de la société, dont elle est un substrat. Elle est liée à la notion de territoire, quelque chose de subi dans le sens qu’il n’a pas été choisi, qui tient les gens ensemble et les lie. Cette acception traditionnelle a été ensuite accolée à son contraire : une définition élective – on choisit d’appartenir à une communauté. C’est en fait cette définition qui aujourd’hui prévaut ; mais la coexistence de ces deux variantes complexifie déjà la notion.

Cette vision de la communauté, un peu utopiste, nous vient directement de la contre-culture hippie des années 70 aux Etats-Unis.

« Les pionniers du PC et du web sont les mêmes personnes qui ont tenté l’expérience des communautés hippies, explique Dominique Cardon (Sciences Po/Medialab). Après leur échec, ils ont réinventé leur projet – une communauté ou chacun peut se réinventer, hors de tout carcan social – de façon virtuelle, sur le web, comme l’explique Fred Turner. »

 

C’est à cause d’eux que la définition élective de la communauté domine, avec ses notions de projection de soi, de transformation – l’idée de l’avatar -, de remise à zéro des aspects sociaux, sexuels… « De fait, dans les premières communautés du web, on sent encore un fantasme politique, estime Stéphane Hugon (Sorbonne/Eranos). Mais, suite à de nombreux constats d’échec, cette dimension idéologique est remplacée – ce qu’explique Rheingold – par la notion de l’expérience éphémère. » Les communautés actuelles ne portent pas (en général) de projet social ; ce sont des enclaves, des « utopies interstitielles », des échappatoires. On retrouve alors cette dimension d’oubli de soi et de réinvention évoquée précédemment. « Quand on a tout déconstruit, on s’ennuie… Et c’est cet ennui qui est le moteur de l’éclosion des communautés », explique Stéphane Hugon (Sorbonne/Eranos). Et les réseaux sociaux, en ouvrant de nouveaux canaux de communication libres, globaux et instantanés, remettent au goût du jour des formes de socialisation archaïques, des sortes de mise en contact, sans contact : des frôlements.


Des communautés protéiformes

Tout cela a permis, avec l’arrivée de l’aspect virtuel, l’essor d’une grande variété de communautés, ce qui a entraîné en parallèle une évolution du sens du mot – et donc une nécessité de le repréciser (il est à noter que ce n’est pas la première fois que la technologie influe sur la notion : cela s’était déjà produit avec l’apparition des journaux, et de l’idée d’une communauté nationale). On pourrait, d’une certaine façon, rapprocher cette évolution de celle subie par la notion de territoire, qui « aujourd’hui peut être physique, culturel, virtuel… souligne Nathanaël Sorin-Richez (NUMA). Une communauté, pourrait-on dire aujourd’hui, ce sont des individus qui s’organisent pour s’approprier un territoire – au sens de faire sien et d’être transformé. » Les publics évoluent, les communautés également.
Un premier angle d’analyse qui enrichit la réflexion est de s’interroger sur l’objectif poursuivi. On peut ainsi distinguer, par exemple, les communautés de savoir, dont le but est de créer un espace d’échange et de réflexion – on peut citer en exemple les communautés de développeurs sur l’Open Source, qui sont en général très pérennes – et les communautés d’action, qui veulent faire bouger les lignes, mettre en mouvement des idées – comme, par exemple, OpenStreetMap, qui a fortement et durablement impacté le monde de la géolocalisation.
Un autre facteur de distinction concerne le type de lien social entretenu dans la communauté : sont-ce des liens forts, ou des liens faibles ? « En France, la notion de communauté a toujours plus ou moins impliqué l’existence de liens forts entre ses membres ; mais l’acception anglo-saxonne, elle, se satisfait parfaitement de liens faibles », décrit Vincent Berry (Paris 13). En ce sens, les fans d’une marque sur un réseau social forment une communauté : ils partagent un point commun.
En revanche, l’opposition, pourtant couramment citée, entre univers virtuel et réel est moins porteuse de sens que l’on pense. « Il y a une vraie continuité entre les pratiques online et hors ligne », souligne Vinciane Zabban (Paris 13). Par exemple, dans la communauté du tricot, surgissent des partages des pratiques, des discussions… et des opportunités de rencontre. Un constat que partage Vincent Berry (Paris 13) : « plus les gens jouent, plus ils se rencontrent dans la vraie vie… Dans le cas des MMO, entre 60 à 70% des gens finissaient par établir un contact physique. »

Un terme galvaudé ?

On peut se demander – ce que n’hésitent pas à faire certains sociologues – si le terme de communauté est alors vraiment adapté pour désigner toutes ces variations ; il pourrait être clarifiant de limiter son usage. Les termes de tribus, d’essaim, d’écosystèmes… renvoient à d’autres variations de constructions sociales impliquant un intérêt commun, et utiliser le mot communauté pour toutes les désigner le galvaude. « Dans les travaux de sociologies classiques, on considère qu’il y a appartenance à une communauté quand il y a des interactions multiples et croisées », précise Dominique Cardon (Sciences Po/Medialab). Ce qui n’est pas vraiment le cas dans les communautés de marques, où la grande majorité des interactions se font entre un membre et la marque, et plus rarement entre les membres. De plus, ces interactions sont structurantes. « Dans le monde du jeu, ou du logiciel libre, cela fonctionne car il y a un objet en partage, qui entraîne de la régulation, de la participation… », décrit Vinciane Zabban (Paris 13). Enfin, un autre facteur à prendre en considération est celui de la durabilité. « On a intérêt à garder le terme pour des choses durables », estime Dominique Cardon (Sciences Po/Medialab). Par exemple, une communauté de joueurs – fondée sur des pratiques communes qui génèrent une identité sociale – va résister au changement et se reproduire.

Les marques et les communautés

Toutes ces évolutions impactent fortement les marques, pour qui l’interaction avec les communautés est devenu le paradigme dominant – au point que l’époque du community manager est révolue : on parle aujourd’hui de responsable des relations avec les communautés. Cette nouvelle façon d’interagir recouvre des enjeux importants de porosité et de consommation (même s’il faut préciser que les communautés, en tant qu’outil marketing, ont leurs limites : les gens ne sont pas dupes…) En effet, « chez les marques, la notion de communauté ne se limite plus aux fans », précise Nathanaël Sorin-Richez (NUMA). Il y a les fans, les collaborateurs, les experts… en bref, toutes les communautés extérieures avec lesquelles la marque entre en résonance, et toutes les communautés internes qui sont une source de richesse (exploitée, par exemple, par des projets de type Open Innovation).
Cette nouvelle situation vient poser de nombreux problèmes aux marques, notamment celui de la création ex nihilo d’une communauté – elles n’ont souvent pas vraiment le choix. Par chance, après 10 à 15 ans d’existence de communautés sur le web, il existe aujourd’hui des typologies précises du lien social – et on commence à voir apparaître, également, des notions de design relationnel. Cette notion de fabrication d’une communauté est par elle-même paradoxale : fabriquer implique l’imposition d’une organisation par l’extérieur, alors qu’une communauté se définit beaucoup par ses aspects émergents. C’est ce qui explique la difficulté de l’opération. Par exemple, à l’origine, la création de la communauté des gaziers de GRDF était un souhait de la direction. Mais cela n’a pas marché. « Puis nous avons contacté les personnes en one-to-one, explique Charline Grenet (GRDF). Et c’est comme cela que c’est venu… » En fait, la communauté des gaziers GRDF, très active, est d’abord arrivée pour servir les besoins des gaziers – et, par la suite, elle a fini par servir la marque. Le succès, dans ce cas, vient principalement du fait que la communauté est née de façon organique, autour d’un besoin commun : retrouver une touche humaine dans leur univers de travail.

Les trois points à retenir :

  • Le mot communauté recouvre aujourd’hui des réalités différentes et des liens sociaux d’intensité et de natures différentes.
  • Plusieurs angles d’analyse permettent d’affiner la définition : l’objectif poursuivi, liens forts/liens faibles…
  • Pour les marques, le défi est de savoir comment s’adresser aux différentes communautés et comment en créer, grâce au design relationnel, mais de façon organique.

Une session organisée par le

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