Tous plateformisés #3 : Comment les médias appréhendent-ils leur futur sur les plateformes sociales ?

Ce que l’on retient des échanges :

  • Dépendance aux plateformes : investir sur plusieurs plateformes afin de rééquilibrer le rapport de force, d’être plus agile et indépendant.
  • Investissement média : 2018 a fait d’Instagram le réseau de toutes les attentions et de toutes les innovations.
  • Contenu et format : Avant de penser à la vidéo, il faut réfléchir à ce que l’on veut dire, la photo et le texte sont parfois plus pertinent.

Sur les réseaux sociaux, 2018 a été une année charnière pour les médias. Avec des changements majeurs et soudains de l’algorithme de Facebook et des API d’Instagram, les médias ont dû rapidement adapter leurs stratégies. Mais quelques mois après l’agitation suscitée par ces annonces, il semble que les bouleversements n’aient pas été aussi profonds qu’annoncés. « Sur nos médias traditionnels, on a constaté une baisse de reach au bout de quelques mois, mais au fur et à mesure cette baisse s’est aplanie, puis à l’été 2018, nous étions revenus à des niveaux équivalents, voire supérieurs », relativise Alix de Goldschmidt, chargée des relations avec les Gafa à la direction de l’innovation du Groupe M6.

Paradoxalement, ce sont les médias natifs des réseaux sociaux du Groupe M6 qui ont été les plus impactés par ces changements, comme Golden Moustache. « Nous avons connu une baisse du reach importante sur Facebook début 2017, mais nous avons réussi à endiguer cette baisse et nous avons tenté des nouveaux formats et de nouvelles thématiques sur Facebook, tout en développant les marques Golden Media sur d’autres plateformes comme Snapchat, avec les shows Snapchat », raconte Emmanuelle Patry, responsable marketing de Golden Network (Groupe M6).

2018 a été une année difficile au début, mais on a fini par comprendre comment s’adapter à ces changements. Ça n’a fait que confirmer notre stratégie d’être dépendant de tous pour n’être dépendant d’aucun. » Alix de Goldschmidt (Groupe M6)

Si Facebook est loin d’avoir perdu sa position dominante, la plateforme est aujourd’hui investie de façon beaucoup moins exclusive par les médias. En investissant plusieurs plateformes, le rapport de force est rééquilibré, avec plus d’agilité et d’indépendance. 20 Minutes mise par exemple beaucoup sur Whatsapp, où ils proposent notamment un rendez-vous hebdomadaire de décryptage et de fact checking. « Même s’il y a une légère érosion du social depuis quelques années, la part du dark social et l’engagement très fort de notre communauté nous ont bien protégé contre les changements de 2018. Nous avons su garder notre identité en optant pour la diversité des plateformes, des formats et des contenus, mais aussi en étant attentifs aux usages. Quand nous allons sur un réseau ou une plateforme, c’est pour être là où sont nos lecteurs et répondre à leur demande en termes d’usages. Nous croyons fermement à l’avenir des messageries. Nous avons aujourd’hui près de 20.000 abonnés sur Whatsapp », analyse Vanessa Rodrigues, Cheffe du service Distribution de l’information de 20 Minutes. Le Parisien voit quant à lui un fort potentiel dans les partenariats avec Youtube. « 2018 n’a pas eu un impact significatif, après le changement d’algorithme de Facebook », raconte Aurélien Viers, rédacteur en chef du pôle visuel du Parisien.

« On revient d’une époque bénie où Facebook nous proposait des partenariats nous garantissant d’être mis en avant dans l’algorithme, tout en rémunérant nos contenus vidéos. Ce qui était très intéressant dans tous les médias. Cela s’est arrêté du jour au lendemain mais les pratiques sont restées. Aujourd’hui, on essaye de faire comprendre qu’il y a des partenariats très intéressants sur Youtube par exemple, qui permet en plus de développer des formats plus longs et approfondis, » poursuit-il. Pour Johan Hufnagel, cofondateur de Loopsider, un jeune média vidéo 100% réseaux sociaux lancé peu après le changement d’algorithme de la plateforme début 2018, « les changements d’algorithmes font partie de notre quotidien. Il ne faut pas les craindre mais apprendre à les observer. »

On continue d’investir Facebook. Mais il y a une forme de réalisme en 2019. On devient un peu plus distants et matures, tout en sachant qu’on ne peut pas se passer d’eux. » Aurélien Viers (Le Parisien).

L’importance des changements brutaux d’algorithme est donc à relativiser, d’autant qu’elle a fait se questionner les médias sur les façons d’obtenir du reach de façon organique. Au-delà de payer pour être mieux positionné, l’attention se porte à nouveau de façon équivalente sur la recherche SEO (l’optimisation de moteur de recherche, Search Engine Optimization), la monétisation par abonnements, ou l’éditorialisation favorisant l’engagement. « Je pense que l’algorithme est un faux problème. Il peut faire augmenter de 5 à 10% les vues, mais ce qui va vraiment faire cartonner une vidéo, c’est son contenu et la façon dont on utilise les codes narratifs du public et de la plateforme », analyse Charles Gilles-Compagnon, un youtubeur spécialisé dans la cuisine avec sa chaîne Fast Good Cuisine, pour qui « 2018 a été la meilleure année en termes d’audience. »

Le taux d’engagement reste encore un marqueur surveillé de très près par les médias, parfois plus que le nombre de vues. Mais cette façon de mesurer l’impact d’un contenu comporte des risques, comme le constate Johan Hufnagel (Loopsider). « Un des vecteurs qui fait passer la notion d’engagement, c’est encore beaucoup l’émotion et la colère. C’est la responsabilité du créateur d’aller au-delà de ça, en montrant que la pédagogie peut également bien fonctionner », analyse-t-il.

FACEBOOK PERD LE MONOPOLE ET INSTAGRAM S’IMPOSE

Selon Aurélien Viers (Le Parisien), « aujourd’hui, on a presque autant besoin des spécialistes SEO que des community managers. Google reste un levier énorme et les règles changent tout le temps. Il y a aussi des choses à regarder du côté du SEO de Youtube qui est très puissant. Nous en attendons beaucoup, et on s’aperçoit que plus les sites ont des accès directs, plus c’est un signe de bonne santé », explique-t-il. En effet, 2018 semble avoir fait diminuer la stratégie 100% réseaux sociaux impulsée par des médias comme Brut, Konbini ou MinuteBuzz, qui réinvestissent eux-mêmes leurs propres sites[1].

Si Facebook n’a pas vraiment souffert d’un désengagement des médias tant la plateforme reste indispensable, de nouvelles plateformes ont gagné en attractivité. En termes de stratégie, 2018 a fait d’Instagram le réseau de toutes les attentions et innovations, malgré la fermeture de ses API. « Avant 2018, toutes nos marques n’étaient pas sur Instagram. Mais pour nos pure players, ça a été l’année du focus instagram », explique Alix de Goldschmidt (Groupe M6). « On a priorisé cette plateforme dans la production de contenus. Pas seulement par choix stratégique, mais aussi parce que Facebook nous y a poussé. Les stories instagram vont devenir le format qu’il faudra le plus investir », poursuit-elle. Pour Rose Carpet, un média digital de contenus jeunes et féminins racheté par le groupe M6, Instagram a par exemple été une rampe de lancement très puissante en 2018. « Il y avait une communauté de 860 000 abonnés qui était déjà là de façon organique. Avant, Instagram était purement une plateforme de vitrine, mais on a décidé d’en faire un vrai média. Le changement d’algorithme Facebook nous a fait investir encore plus de temps sur Instagram, et ça a cartonné. Nous avons fait la même chose sur Golden Moustache et en quelques mois, Golden Moustache a recruté 300 000 abonnés », souligne Emmanuelle Patry (Groupe M6).

Instagram, c’est sans doute là où il y a le plus de possibilités d’innover. Et on se rend compte que notre public est un public de créateurs, donc il faut que nous allions vers leur langage. » Johan Hufnagel (Loopsider)

Ces investissements médias sur Instagram sont également corrélés à une évolution des usages sur la plateforme, avec des publications plus fréquentes et moins travaillées esthétiquement. Le format « story » et le développement de la vidéo à part quasi équivalente de la photo permet en effet d’avoir une stratégie média à part entière sur Instagram. C’est par exemple le cas pour 20 Minutes, qui publie une story par jour: « Nos community managers publient une story quotidienne, mais nous essayons également de sensibiliser l’ensemble de la rédaction là-dessus », raconte Vanessa Rodrigues. « Instagram à pris une place forte sur les stories et dans la jeune génération, et ça 20 Minutes l’a bien compris. Notre but, c’est de proposer des stories intéressantes et originales à nos lecteurs », poursuit-elle.

De tels formats mêlant photos, textes et vidéos, combinés au développement du podcast, permettent de penser que l’ère du 100% vidéo vantée il y a quelques années est aujourd’hui remise en question. « Chez 20 Minutes, la vidéo  est un format bien adapté mais il est loin d’être le seul. La narration par stories interactives est extrêmement prisée. Nous essayons de nous adapter et de voir comment nos lecteurs réagissent.», détaille Vanessa Rodrigues.

On a toujours fait de la vidéo, mais on se rend compte qu’en fonction du contenu c’est parfois la photo, l’infographie ou le texte qui fonctionnent mieux. Ce qui marche, c’est de mixer le texte et l’image. On ne pense pas forcément à la vidéo en premier, on se demande d’abord ce qu’on veut dire avant de penser au format. » Emmanuelle Patry (Groupe M6)

Si le podcast, les photos, le texte et les stories font relativiser l’importance de la vidéo, elle reste encore extrêmement puissante. «  Quand on voit les usages de multi écrans, de visionnages de série en vitesse accélérée, je pense que l’on est uniquement au début d’une période de surconsommation d’images », analyse Johan Hufnagel (Loopsider). « Pour nous la question de la vidéo ne se pose même pas. C’est notre identité intrinsèque, c’est notre métier. Mais les réseaux sociaux nous ont amené à repenser notre usage de la vidéo. Nous faisons beaucoup de redécoupage et de reformatage pour avoir des formats courts », explique Alix de Goldschmidt (Groupe M6).

« Il y a quatre ans, tout le monde misait sur le format vidéo carré, court et sous-titré. Ça marche encore très bien, mais on en revient quand même et c’est une époque qui prend fin. Le son revient sur Instagram, sur YouTube la durée de visionnage est parfois très longue, on parle aussi d’un retour du commentaire sur images … La vidéo sera toujours là, mais il y a des nouveaux formats à réinventer en permanence », nuance Aurélien Viers (Le Parisien). Pour lui, la vidéo est un levier tellement important qu’elle permet parfois de générer de l’abonnement au site. « Mediapart a par exemple beaucoup misé sur ses émissions en live sur YouTube qui semblent générer de l’abonnement. Un abonné idéal c’est quelqu’un qui revient et passe du temps, donc la vidéo est un bon levier pour ça. L’image permet également de travailler la marque média : c’est un cercle vertueux où on passe plus de temps sur le site, on revient, et surtout on se rappelle du média où l’on a vu le contenu. C’est un format très engageant », détaille-t-il.

DES CONTENUS À ADAPTER SPÉCIFIQUEMENT À CHAQUE PLATEFORME

Avec des contenus et des usages de plus en plus variés en fonction des plateformes, les compétences demandées pour avoir une stratégie sur mesure sont de plus en plus vastes. « Idéalement, il faut des équipes dédiées à chaque plateforme. Donc il faut soit des équipes énormes, soit des équipes optimisées. Cela implique forcément de faire des choix », analyse Johan Hufnagel (Loopsider). Les nouvelles plateformes comme Twitch et Tik Tok sont donc appréhendées avec un peu plus de prudence qu’il y a quelques années. « Contrairement à un média, je ne peux pas prendre le risque d’investir une plateforme à perte. Je dois faire des choix, je ne veux pas être présent partout parce que j’ai envie d’être bon sur les plateformes où je suis présent. Par exemple, je suis convaincu de l’intérêt de Twitch, mais je n’ai pas encore forcément les codes pour y aller », explique Charles Gilles-Compagnon (Fast Good Cuisine). « On assiste à une polarisation des formats en fonction des plateformes, avec le temps très court qui s’oppose de plus en plus au temps très long. Dans ce contexte, on ne peut pas tout faire, et il faut choisir sur quelles plateformes investir », poursuit Aurélien Viers (Le Parisien).

Depuis la naissance de la presse, les médias sont toujours allé là où était le public en monétisant des audiences massives. Ils se sont toujours adaptés aux nouvelles contraintes techniques qu’ont été le papier, la radio et la télévision » Aurélien Viers (Le Parisien)

Au-delà des changements d’algorithme, des baisses de reach et des fermetures des API, la question qui se pose en substance pour les médias est celle de l’adaptation aux nouveaux formats et aux nouveaux usages. « Dans des médias qui ont plus de quinze ans d’existence, les journalistes pensent que l’on existera toujours quoi qu’il arrive. Ce n’est pas vrai, car on n’est pas forcément connus d’une nouvelle audience et qu’il faut réussir à se faire connaître. Aujourd’hui, nous sommes en concurrence avec des youtubeurs qui ont trois millions d’abonnés, donc on doit travailler ce faire-savoir », analyse Aurélien Viers (Le Parisien). « Pour survivre aux différents changements, c’est important d’avoir une ligne éditoriale bien définie au départ et d’être ultra créatif pour que notre format se démarque, et soit bien original et créatif », poursuit Emmanuelle Patry (Groupe M6). En devant résister aux changements de formats et de plateformes, dans un environnement marqué par la multiplication de fake news et des deep fake, l’avenir des médias reste dominé par des stratégies d’adaptation à réinventer en permanence.

Brice ANDLAUER

[1] https://www.ladn.eu/media-mutants/video-reseaux-sociaux-minutebuzz-format-horizontal/