FOCUS – #FutureOfWork : Comment la crise a transformé nos habitudes de travail ?

 

Ce que l’on retient des échanges:

  • La crise sanitaire a été l’occasion d’un test à grande échelle du télétravail, qui a plutôt fonctionné
  • Si la transformation digitale est un sujet très actuel, la crise a montré que ses implications humaines, et managériales n’avaient pas totalement été prises en compte
  • Il est nécessaire de faire le bilan de ce qui s’est passé, pour identifier les transformations nécessaires et éviter la tentation d’un retour en arrière en se contentant d’ajustements périphériques

 

L’actualité récente a projeté sur le devant de la scène le concept de télétravail, né dans les années 50 et formalisé dans les années 70 avec l’arrivée du téléphone et du fax. Il aura attendu 2002 pour avoir une consistance au niveau européen et 2017 pour une reconnaissance officielle hexagonale au travers des ordonnances Macron. Le télétravail est resté largement expérimental jusqu’aux coups de boutoir récents de l’actualité. Cette période de confinement aura été le premier test à large échelle de mise en œuvre du télétravail. Ce qui soulève plusieurs questions: comment a-t-il été vécu? Que restera-t-il de cette période? Et surtout : comment notre rapport au travail va-t-il se trouver modifié par cette expérience?

«  Pendant la crise, on a brisé un certain nombre de dogmes, comme l’impossibilité de travailler à distance en étant autonome, ou le coût supposé d’une organisation de télétravail » Yann-Maël Larher (Okaydoc.fr)

Le premier constat est que le télétravail a fonctionné. «  Nous avons vu entre 30 et 40% des personnes qui se sont retrouvées soudainement à travailler à distance », note Laurence De Ré-Vannière, directrice générale adjointe d’Entreprise & Personnel. « D’un coup, des verrous ont sauté, on a fait plusieurs sauts quantiques en termes de proportion de salariés concernés, de durée et  d’élargissement à de nouveaux métiers. » Ce premier constat est partagé par Yann-Maël Larher, avocat et confondateur d’Okaydoc.fr. « Pendant la crise, on a brisé un certain nombre de dogmes, comme l’impossibilité de travailler à distance en étant autonome, ou le coût supposé d’une organisation de télétravail qui nécessitait des dispositifs compliqués. »

 

Contraintes de s’organiser dans l’urgence, nombre d’entreprises ont dû recourir à des solutions techniques (Zoom, Whatsapp..), issues des offres grand public, au risque de compromettre les données de l’entreprise, comme le note Loïc Tanguy, CMO d’ePressPack. Yann-Maël Larher (Okaydoc.fr) confirme ce constat : «Effectivement, beaucoup d’entreprises n’avaient pas d’outil dédié ou ne les utilisaient pas, et donc ont eu recours à ce type de solution grand public qui peut compromettre la confidentialité des données, la sureté du patrimoine de l’entreprise, dont les comptes peuvent être piratés, etc. Évidemment il faut des solutions internes solides, il faudrait mettre en place des outils de chat entre les collaborateurs et pas uniquement les populations de cadres.»

 

La question des infrastructures reste saillante, tout comme celle des pratiques. « La connexion ne doit pas partir dans tous les sens, il faut réinventer des codes. Lorsqu’on arrive dans une salle de réunion, on se présente et on arrive à l’heure, de la même façon, à distance, il faut réinventer des règles de vivre ensemble, on ne peut pas envoyer des mails à n’en plus finir pour dire “oui” ou “non”, il faut hiérarchiser les informations, privilégier certains canaux en fonction de l’usage », relève Yann-Maël Larher (Okaydoc.fr). L’absence de règle préexistante a parfois hypertrophié des travers classiques du présentiel, note Laurence De Ré-Vannière (E&P). « C’est un des points où la crise est facteur d’aggravation, on a beaucoup répliqué, à distance, ce réflexe présentéiste, supposément signe d’engagement et de motivation, typique de la vie de bureau. Il y a une opportunité de gérer cette question, mais pour l’instant, on est encore dans l’urgence avec une amplification des travers. »

« La donne a changé en matière de collaboration et de transversalité. Avec la gestion de la crise on a vu un collectif remis à l’honneur, avec des groupes de travail pluridisciplinaires pour assurer les plans de continuité. » Laurence De Ré-Vannière (Entreprise & Personnel)

En dépit de ces manques en outils dédiés, le télétravail a fait ses preuves et l’aspect technique, qu’on aurait pu imaginer prégnant, s’est avéré tout à fait secondaire au regard des enjeux qu’a révélés cette crise. Ils sont managériaux, humains, organisationnels : « La crise sanitaire subite et subie, suivie du tsunami économique qui nous rattrape et qui bouleverse les aspects du travail et de la culture, est révélatrice, c’est un accélérateur de certaines transformations en cours, mais elle a pu également constituer un facteur d’aggravation de certaines habitudes de travail, de certaines tendances, et remettre en cause certaines évolutions », résume Laurence De Ré-Vannière (E&P). « La donne a changé en matière de collaboration et de transversalité, avec la gestion de la crise, on a vu un collectif remis à l’honneur, avec des groupes de travail pluridisciplinaires pour assurer les plans de continuité. On retrouve de la transversalité et de la solidarité, ce qui n’était pas toujours gagné dans le monde du travail. Il y a eu l’apprentissage individuel et collectif du lien social, de la collaboration à distance, tant en termes d’outil que de posture. »

«  Le travail c’est aussi un espace de sociabilité qu’on avait parfois oublié », Yann-Maël Larher (Okaydoc.fr)

Mais alors que la crise est toujours en cours, nous restons dans l’urgence, nous ne sommes pas encore dans l’installation de ces transformations. Si l’on veut que le télétravail perdure, même à intensité plus faible, il va falloir réfléchir à un cadre plus global de l’organisation. L’expérience de la crise a montré que le télétravail ne s’improvise pas, que le travail est un espace de sociabilité et que les frontières entre personnel, voire intime, et professionnel, ne sont pas toujours aussi clairement définies que ce que le travail en présentiel peut laisser penser.

« Le travail c’est aussi un espace de sociabilité qu’on avait parfois oublié », rappelle Yann-Maël Larher. « Les salariés traînent parfois les pieds pour aller au travail, mais voir les collègues, c’est important aussi. Ce sont des choses sur lesquelles il faut réfléchir à plus long terme. Comment réinventer la sociabilité autour du travail, lorsqu’il se fait à distance. »

Ce point de la gestion de la sociabilité dans un contexte exclusivement distanciel est relevé également par Mehdi Hedjem, Head of Social Media au sein de la La Française Des Jeux. « C’est un vrai sujet, car si on compare la période de décembre avec les grèves RATP et celle liée au covid, le manque de vie sociale a clairement été plus impactant dans la seconde. Pendant les grèves, le télétravail a été fortement utilisé en IDF, mais nous pouvions tout de même avoir des contacts non virtuels. Le covid a montré les limites de l’hyperconnectivité des populations. » Cette exigence de sociabilité est en outre vécue de façon très différentes selon les populations. Caroline Baldeyrou, Directrice adjointe du développement numérique d’Arte, a mis en place un questionnaire anonyme pour ses équipes, afin de mesurer l’impact de la crise. « Il y a plein de jeunes pour qui le télétravail et le confinement a été une expérience géniale. Il travaillent dans des conditions agréables, parfois à la campagne chez leurs parents, et puis il y a des gens avec trois enfants à scolariser, pour qui ça a été une épreuve , ou bien des gens qui ont été touchés personnellement, avec des proches hospitalisés. » Isabelle Emerard, responsable communication éditoriale et digitale chez Boehringer Ingelheim, témoigne d’une expérience proche, sur la diversité des vécus face à l’interaction virtuelle, qui peut atteindre l’excès : « Nous avons opté pour le télétravail dès le premier jour du confinement. Avec les équipes nous entretenons un lien très proche, avec des skype apéro, etc. A un moment c’était presque trop, on avait presque envie de se déconnecter. Certaines personnes étaient en demande de ce lien quasi constant, d’autres l’étaient moins. Dans les premières semaines, on avait le sentiment d’être tout le temps dans l’urgence. Tout s’enchaînait très très vite. Nous utilisions les mails, zoom, Whatsapp, le téléphone, Skype… et franchement c’est cette multiplicité des canaux que j’ai trouvée le plus compliqué à gérer, on se sentait parfois complètement débordé. »

« Au lieu d’être un centre de contrôle, le manager doit devenir un centre de service », Yann-Maël Larher (Okaydoc.fr)

Indissociable de la question du lien, celle du management à distance a été fortement évoquée pendant la crise. « Quand on accompagne la transformation digitale, explique Laurence De Ré-Vannière (E&P), une des caractéristiques, c’est le management par les émotions, au-delà des objectifs rationnels. Dans cette période de confinement, avec des gens qui se sentent soit en danger, soit pas forcément utiles, puisque parfois en chômage partiel, pour un manager il était complexe d’aborder la relation, de trouver le bon ton, de trouver la bonne distance, ou la bonne proximité. Que ce soit pendant le confinement ou maintenant en période de déconfinement, ce n’est pas évident d’aborder la relation, tout en conservant un certain nombre d’exigences relatives au travail, puisque le thème c’est la reprise économique. » L’avocat Yann-Maël Larher a une formule pour résumer le nouvel enjeu de management dans un contexte distanciel : « Au lieu d’être un centre de contrôle, le manager doit devenir un centre de service. C’est une vraie révolution copernicienne, je pense que ça passe aussi par la formation et une impulsion à la fois de la direction RH et du top management. Pour que le collaborateur soit autonome, en confiance, il faut que l’entreprise se dirige vers une organisation basée sur la responsabilisation, la bienveillance, plus que sur une règle établie, hiérarchique, verticale où tout est normé. Il faut des marges de manœuvre, un peu de flexibilité, que les règles de l’entreprise doivent intégrer pour éviter des contentieux à l’avenir. »

« La transformation managériale et organisationnelle est au coeur des problématiques. Il va falloir changer d’angle de lecture et d’approche », Laurence De Ré-Vannière (Entreprise & Personnel)

La nécessité de former les managers et d’impliquer les RH est renforcée par le fait que la confiance ne se décrète pas. «J’ai coutume pour ma part, à parler de manager ressource. Ce qui peut aider, c’est de formuler des engagements de part et d’autre», propose Laurence De Ré-Vannière (E&P). « On forme les managers à expliquer pourquoi ils disent non. La transformation managériale et organisationnelle est au coeur des problématiques. Il va falloir changer d’angle de lecture et d’approche, et leur apprendre à dire oui, dans les conditions d’engagement co-défini avec les collaborateurs, et d’un feedback régulier à la dimension de l’équipe, pas seulement dans une relation bilatérale avec tel collaborateur. Le rôle du manager n’est pas simple, il a besoin d’être aidé par la DRH. » Comme Jean Laloux, directeur associé pour Inférences, on peut s’étonner qu’il ait fallu le choc de la crise sanitaire pour prendre conscience des implications de la transformation digitale. « Le télétravail, c’est travailler différemment, passer de l’hétéronomie à une forme d’autonomie. Nous avons tous beaucoup parlé de la transformation digitale et nous l’avons le plus souvent espérée, désirée. S’étonner aujourd’hui qu’elle implique une transformation profonde du travail est assez paradoxal. Comment la transformation des entreprises pourrait-elle s’accomplir sans une transformation du travail?»

 

La période de télétravail subie fait aussi émerger la question de la porosité pro/perso. Mehdi Hedjem (La Française Des Jeux) révèle que « lors des réunions d’équipe en vidéoconférence, 100 % des personnes utilisaient un filtre pour ne pas faire apparaître l’environnement dans lequel elles étaient, illustration peut-être d’un malaise lors de l’irruption du professionnel dans leur zone intime.» Laurence De Ré-Vannière (E&P) rappelle que, lors d’entretiens de recrutement en vidéoconférence, « la recherche montre qu’il y a un certain nombre de biais, dans l’évaluation à distance, qui sont liés à l’intime et sur lesquels il est important de travailler. » Yann-Maël Larher lit cette évolution de façon positive: «il faut revoir les barrières et inventer d’autres façons de travailler ensemble. C’est moins contraignant de travailler un peu plus tard le soir chez soi, pour échanger avec les États-Unis, que de prendre l’avion pour faire des réunions à l’autre bout de la planète. Il y a plein de choses qu’on peut réinventer. »

 

Le télétravail subi, lié à la crise, propose un changement de regard et de pratique à différentes échelles – individuelle, organisationnelle, managériale – avec l’opportunité d’une vraie évolution culturelle. Une approche qui nécessite tout de même d’être nuancée car si en Ile-de-France, les entreprises ont compris qu’elles devaient être prêtes pour une prochaine crise, dans d’autres régions, plus rurales, la question du télétravail s’est peu posée. Les grandes entreprises de la région parisienne ont également été davantage concernées que les PME. Mais pour Laurence De Ré-Vannière (E&P), le risque serait avant tout «de céder à la tentation d’un retour à la période précédente, avec seulement quelques adaptations périphériques».