SMC #Cycle politique et réseaux sociaux – Les marques doivent-elles s’engager ?

Inégalités, violences policières, choix électoraux… aux Etats-Unis, les marques sont de plus en plus nombreuses à s’impliquer dans les débats de société, en prenant des positions tranchées, voire clivantes. En Europe, les marques n’en sont pas encore là, comme le montre une étude menée par la startup Sortlist auprès de 800 responsables marketing dans 5 pays européens. Si 86% des personnes interrogées se disent prêtes à éduquer l’audience de leurs marques sur une question sociale, la majorité des équipes marketing trouvent qu’il est devenu plus complexe qu’avant de créer des campagnes engagées, en raison des risques de bad buzz. 

 

“Un post, une campagne, un visuel, tout est susceptible d’être mal interprété. Le bad buzz peut arriver à tout moment. Il faut être extrêmement vigilant,” résume Tancrède d’Aspremont Lynden, Community Designer chez Sortlist. Dans ces conditions, 58% des responsables marketing européens estiment qu’il faut prendre du recul et aligner les valeurs de la marque avant de se positionner sur un mouvement social et 60% des marques interrogées n’ont donc jamais sauté le pas.

Pourtant, l’engagement paye. C’est ce que montre une autre étude, menée par l’agence Zeno en 2020. “Lorsque les consommateurs pensent qu’une marque a un objectif fort, ils sont : 4 fois plus susceptibles d’acheter auprès de l’entreprise, 6 fois plus susceptibles de protéger l’entreprise en cas de faux pas ou de critique publique, 4,5 fois plus susceptibles de défendre l’entreprise et de la recommander à leurs amis et à leur famille, 4,1 fois plus susceptibles de faire confiance à l’entreprise” explique l’étude Zeno Strength of Purpose Study.  “La crise a également eu un impact sur les attentes des consommateurs, notamment en matière de transparence de la part des marques. Une faute peut coûter très cher aujourd’hui”, complète Julie Arnaud, la fondatrice de l’agence La Bise.

 

Sur ces sujets, la question est aussi d’ordre générationnel : pour les plus jeunes, le positionnement des marques et des entreprises par rapport aux enjeux socio-politiques a un fort impact sur leurs décisions d’achats, mais aussi sur leur choix de carrière. À ce sujet, le community designer de Sortlist cite le Global Millennials & Gen Z Survey publié par Deloitte en 2021. 44% des Millennials et 49% de la Gen Z choisissent leur employeur selon leurs valeurs et leur éthique.

 

“Les marques savent qu’elles doivent se positionner. La question, c’est plutôt comment le faire correctement”, estime Tancrède d’Aspremont Lynden. Celui-ci propose trois étapes : la définition de l’objectif à atteindre, le choix du sujet sur lequel se positionner (au croisement des valeurs de la marque, des centres d’intérêt de l’audience et des sujets qui préoccupent l’opinion publique), puis la nomination d’une personne dédiée à cette problématique en interne. À l’heure actuelle, seules 22% des entreprises peuvent s’appuyer sur une personne dédiée à ces sujets en interne.

 

Chez Ben&Jerry’s, marque engagée de longue date sur des sujets sociétaux, une distinction est opérée entre “cause marketing” et activisme de marque. Le premier part des consommateurs et de leurs centres d’intérêt, pour y associer la marque. Le second part de la marque et des valeurs qu’elle veut défendre, avec l’ambition de provoquer des changements systémiques. “On ne part pas du consommateur, mais des sujets qui nous préoccupent”, résume Marie Cohuet, Activism Manager de Ben&Jerry’s en France.

 

En Europe, la marque a fait le choix de s’engager pour les droits des personnes réfugiées et la justice climatique, alors qu’aux Etats-Unis, l’entreprise est davantage engagée sur le sujet de la justice raciale. Sur ses sujets de prédilection, la marque déploie deux approches en parallèle : le lancement de programmes (comme la Ice Academy, qui forme et recrute une vingtaine de personnes réfugiées chaque année) et une action systémique, qui consistent “à faire en sorte que nos campagnes aient un impact structurel sur les législations des pays où nous sommes présents”.

 

Pour ces campagnes, les réseaux sociaux sont des relais privilégiés : ils permettent d’amplifier les actions, de mobiliser les internautes ou de mener des actions de sensibilisation auprès des décideurs. Dans chaque action, la marque s’appuie sur des associations de terrain, dont l’identification peut s’avérer complexe : “nous voulons trouver des partenaires très radicaux dans leur positionnement, mais qui en même temps ne vont pas avoir de soucis en s’associant avec Ben&Jerry’s,” explique Marie Cohuet.

 

La clé d’une bonne campagne “systémique” selon Ben&Jerry’s? Elle doit être au croisement entre trois dimensions :

  • l’impact (​​”Cette campagne aura un impact significatif et de long terme sur les gens et causes qui importent à la marque, à travers un activisme impliquant les fans et promouvant un changement systémique),
  • l’opportunité d’influence (​​”des causes qui sont pertinentes, actuelles, avec un potentiel point de bascule, tel qu’un temps politique fort – sommet, agenda parlementaire – dont la marque peut influencer le programme”)
  • la valeur que la marque peut apporter (“les outils, canaux et bases de fans peuvent apporter de la valeur à la stratégie des partenaires”).

 

Par exemple, Ben&Jerry’s mène actuellement une campagne de “harcèlement parlementaire” en Grande-Bretagne, en incitant ses fans à contacter les députés par tous les canaux possibles, et en particulier les réseaux sociaux. Le but : inciter les législateurs à changer la loi sur la demande d’asile, alors que les demandeurs d’asile doivent attendre un an après leur arrivée pour pouvoir initier une demande. “C’est la théorie du changement : plus nous serons nombreux et nombreuses à écrire à nos députés, plus l’amendement sera soutenu et aura une chance d’être voté.”

 

En France, la culture de la marque est historiquement moins militante, mais depuis 2018, l’engagement politique est davantage marqué. La marque s’est notamment engagée sur le thème du changement climatique, avec une pétition autour de l’inclusion de l’environnement dans la constitution. Les campagnes françaises ont ainsi pris un tournant plus politique, avec la volonté de faire changer des lois. Tout récemment, Ben&Jerry’s a lancé la campagne “Zone d’attente, Zone glaçante”, pour pousser à la fermeture des zones d’attente des migrants.

 

Pour autant, toutes les marques n’ont pas la culture de l’engagement de Ben&Jerry’s, impulsée dès les années 70 par ses fondateurs. Julie Arnaud pointe ainsi la différence de culture entre les entreprises américaines et françaises. “En France, on sent qu’on ne peut pas tout confondre : la politique reste le terrain des politiques. Chacun a un rôle à jouer et dans la tête des Français, l’entreprise n’est pas forcément à sa place quand elle cherche à changer le monde ou faire évoluer la Constitution”, explique-t-elle. “Quand on évoque ces sujets-là avec nos clients, la priorité, c’est souvent l’interne, avant de commencer à porter le drapeau sur des sujets externes à l’entreprise. Or, est-ce que l’impact est optimisé en interne ? Souvent non.”

 

Derrière la question de l’engagement des marques, se pose en effet la question de la cohérence entre le discours et les actes : “c’est bien d’annoncer des actions, de dire ce qu’on veut faire, mais il y a une problématique de preuve et de transparence”, souligne la fondatrice de l’agence La Bise. Conclusion : plus que jamais, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, les marques sont invitées à faire preuve de cohérence.