La data et le politique : de la base de donnée aux réseaux sociaux, les technologies numériques ont-elles changé la donne ?

Par Lola Aubert
Des printemps arabes à Nuit Debout, en passant par la Manif Pour Tous, les technologies numériques suscitent de nouvelles formes d’engagement du citoyen dans l’action politique. Big data, bases de données, techniques de ciblages et utilisation intensive des réseaux sociaux ont également permis de renouveler des pratiques militantes traditionnelles comme le porte-à-porte, à l’instar des deux campagnes électorales américaines d’Obama en 2008 et 2012.


Cette large utilisation des technologies numériques, jointe à leur développement accru soulèvent plusieurs enjeux. Des enjeux techniques : quelles bases de données sont utilisées (INSEE, bases de données de géo-marketing…) ? Comment les utiliser, quels croisements effectuer, quels outils mettre en œuvre ? Pour quelle utilisation : optimisation de l’action politique ? Optimisation des messages politiques afin de mieux ajuster le discours en fonction de micro-cibles électorales ? Des enjeux éthiques : la politique est-elle un marché de niches ? Jusqu’où la constitution et l’exploitation de ces données est-elle compatible avec les libertés publiques et notamment la garantie de la préservation de la vie privée ? Comment les citoyens peuvent-ils eux-mêmes s’approprier et contrôler l’usage qui est fait des données dans le marketing politique ? Des enjeux ethnologiques : jusqu’où internet et les bases de données comportementales ont modifié la politique et la démocratie ?

 

Data et politique

 

Le marketing en politique : une pratique déjà ancienne
L’usage du marketing en politique n’a rien de nouveau. Dès 1952, le média de masse que devient la télévision à cette époque est instrumentalisée comme outil de campagne, et les techniques de communication commerciale font leur premier pas en politique, à l’instar des spots publicitaires très courts utilisés par Eisenhower. La télévision devint même tout à fait centrale dans les années 1960 (et la campagne de J. F. Kennedy) par le biais des débats télévisés. Se déploient ainsi progressivement un ensemble d’outils marketing (messages ciblés, segmentation, affiches, centrales d’appels, mailings…) adaptés à la politique, qui deviennent des instruments fondamentaux de toute campagne, notamment dans les nations démocratiques. Avec la première campagne des élections présidentielles de 2008 d’Obama, on assiste à un renouveau issus directement des innovations technologiques : l’utilisation des réseaux sociaux et l’exploitation de la big data.
Arthur Muller (Liegey-Muller-Pons), qui étudiait à Boston en 2008 en a fait l’expérience. Il raconte de manière anecdotique comment, par curiosité, il a participé à une campagne de porte-à-porte dans le Massachusetts. « Tout s’est fait très simplement : après m’être inscrit sur une plateforme en ligne, j’ai reçu un email de confirmation me demandant de me présenter dès le lendemain matin. Après avoir été accueilli par des donuts et avoir découvert ma « team », je me suis embarqué pour douze heures de porte-à-porte. J’avais accès à une liste d’adresse, au profil des personnes et au nombre de fois où celles-ci avaient été sollicitées. Par exemple, j’ai ainsi pu constater que mon équipe et moi nous situions dans une localité où le taux de possession d’armes à feux était élevé, ce qui avait évidemment un impact sur le discours à tenir. C’est véritablement cette expérience qui m’a fait me comprendre l’alliance entre le numérique et la « vraie » vie. » raconte-il.

Des campagnes politiques data-driven à dimension humaine
Si le travail autour de données chiffrées existait déjà avant la campagne d’Obama, le changement provient de l’exploitation de deux facteurs : d’une part, la collecte facilitée d’un grand nombre de bases de données et d’autre part, le croisement de ces données, donnant lieu à des interconnexions permettant de disposer d’information inédites, notamment en ce qui concerne le comportement quotidien des citoyens. Le pitch de la start-up Liegey-Muller-Pons ? « On est capable de dire pour qui vote une personne rien qu’en connaissant son adresse » énonce Arthur Muller (Liegey-Muller-Pons). Il nuance néanmoins immédiatement la sentence : contrairement aux États-Unis, il est formellement interdit, en France, de collecter des données personnelles à des fins de marketing politique. Pour pallier ce manque, la start-up qui a participé à la campagne de François Hollande en 2012, qui accompagne le mouvement « En Marche » d’Emmanuel Macron et qui travaille sur de grandes campagnes européenne se fonde sur l’alliance entre « la technologie et le contact humain. » Elle a donc choisi en priorité d’exploiter les bases de données disponibles que sont :

  • Les résultats électoraux passés en se fondant sur les données des bureaux de vote (qui représentent en moyenne 1000 à 2000 personnes)
  • Les données de l’INSEE (issues du recensement) en utilisant des référentiels traditionnels tels que l’âge, le revenu, le type de logement…

Une fois croisées grâce à des algorithmes, ces deux bases de données permettent des analyses fines et surtout locales qu’il était impossible de réaliser par le biais d’un sondage pour un coût modique (les centres d’appels coûtent extrêmement chers) : abstention ou non-inscription sur les listes, mobilisation passées des électeurs, conviction des indécis… Il est bien évidemment possible d’enrichir ces deux bases à des données issues des domaines commerciales, économiques voire sociologiques. Il peut s’agir de données consommateurs physiques (avec les centres commerciaux), d’audiences audiovisuelles ou de données de navigation internet (tels les cookies). Liegey-Muller-Pons utilise notamment des données bancaires géolocalisées (c’est-à-dire pas à une echelle individuelle). Néanmoins, Arthur Muller constate que cela n’apporte que peu d’informations complémentaires. Selon lui, si les américains possèdent environ 250 variables, ils en ont identifiés seulement 5 d’importantes et véritablement exploitables :

  • Le vote passé
  • Le niveau d’éducation (qui s’avère être plus déterminant que le revenu)
  • L’âge (plus on est âgé, moins on s’abstient)
  • La localisation de l’habitation principale (en milieu urbain ou rural)
  • Le sexe (qui ne joue pas autant qu’on pourrait se l’imaginer)

Gilles Achache (Scan Research) ajoute qu’en France, du fait de son particularisme, il sera possible d’analyser les différences entre un salarié du public et un salarié du privé.

Du microciblage au porte-à-porte : établir des modèles prédictifs
Même si la start-up d’Arthur Muller (Liegey-Muller-Pons) touche à des domaines variés, « notre cœur de métier, c’est la politique. Nous faisons du géomarketing et du marketing prédictif appliqué aux questions électorales. On parvient à un résultat valant 90% du travail d’un institut de sondage pour 10% du coût seulement » énonce-t-il. Il poursuit : « Nos logiciels aident les candidats ou les politiques à cibler et à comprendre leur électorat pour leur délivrer le bon message au bon moment et de la bonne manière. Si on utilise la donnée, on la collecte également en la traitant de manière massive grâce aux analyses qualitatives recueillis par les bénévoles sur le terrain. Ainsi, en utilisant des pratiques traditionnelles comme le porte-à-porte, nous avons réussi à faire gagner 300 000 voix à François Hollande. » Outre sa législation plus souple, les États-Unis ont également un autre avantage pour prédire les comportements : les modèles individuels sont facilité par le fait que les citoyens américains sont, pour une large part d’entre eux, inscrits sur une liste démocrate ou une liste républicaine qui sont publiques. Arthur Muller se fonde sur quatre grands ensembles de données :

  • Les bases de données qui offrent des moyennes sur certains quartiers (émanant de l’INSEE, du Ministère de l’intérieur, de bases d’équipements variés, ou d’entreprises privées telles Experiam…) ;
  • Le social listening (notamment sur les réseaux sociaux) ; selon Arthur Muller, cette technique n’est pas encore au point et il est encore difficile de caractériser les émetteurs (même si Carl Miller, directeur de recherche au Centre for the Analysis of Social Media (CASM), a publié des études significatives dans ce domaine) ;
  • Les sondages d’opinion ; même si ces instituts n’ont pas la côté, Arthur Muller explique que la technique du sondage à l’échelle nationale est très utile pour améliorer un modèle prédictif à l’échelle locale afin de le calibrer ;
  • Les données générées par les utilisateurs ; par exemple, dans le cadre du mouvement « En Marche », la start-up est parvenue à récolter des données grâce aux bénévoles et à les corréler à des résultats électoraux, même si cela demeure expérimental.

Néanmoins, Arthur Muller est le premier à affirmer que « la meilleure base email ne fera jamais basculer une élection » et qu’on « ne gagne pas une campagne avec Facebook et Twitter car les gens sont encore plus attaché à leur position initiale après un débat sur internet, n’écoutant que les avis qui les intéressent. » Il explique que la réussite d’une campagne se fait grâce aux bénévoles. « Si aux États-Unis, les bénévoles se comptent en centaines de milliers, en 2012, nous avions tout de même réunis 82 000 personnes. C’est grâce au numérique que nous avons pu organiser cela, mais au final tout se joue « IRL », internet n’est qu’un adjuvant » conclut-il.

 

Internet, un outil démocratique ?
Le constat d’Arthur Muller est en partie partagé par Dominique Cardon (LATTS). Selon ce dernier, il est nécessaire de distinguer « démocratie » et « démocratie représentative ». Dans l’Histoire des régimes politiques, la démocratie représentative n’est apparue qu’assez tardivement, au XVIIIe siècle, et elle peut être définie simplement : la manière de désigner par voie électorale les pouvoirs exécutif et législatif. « Internet n’a finalement rien changé (ou presque) à la démocratie représentative. Le cœur des transformations politiques liées à internet est un déplacement du centre de gravité de la démocratie représentative vers le public, ce qui explique tous les phénomènes liés à un déficit de croyance dans la démocratie représentative » constate-t-il. Le sociologue explique que l’utilisation, par la démocratie représentative (et donc par les partis politiques), des technologies numériques n’a qu’une faible efficacité, du moins en France. « Même si sur les réseaux sociaux, ça cause beaucoup, ça ne déplace par une voix : ce sont les convaincus qui s’écharpent entre eux. D’ailleurs, les plus mobilisés sur internet sont des gens disposant d’un niveau de socialisation qui n’est pas représentatif d’internet et qui agissent finalement assez peu sur la démocratie représentative. »
Aurait-on autant glosé sur internet pour rien ? La réponse est non pour Dominique Cardon (LATTS) : « si la démocratie représentative n’est pas vraiment impactée, en revanche, internet travaille l’opinion et des formes auto-organisée d’expression politique, dont le référent n’est pas l’élection, mais un mélange de bruits et de mobilisations. » Ce sont ces « bruits » qui peuvent ensuite être retraduits dans l’espace journalistiques, mais aussi dans la perception des opinions. Cette analyse sociologique est d’ailleurs fidèle aux visions des pionniers d’internet qui n’ont jamais cru au modèle référendaire de l’électronique. Toujours selon le sociologue, les communautés qui régulent internet ont d’abord choisi de s’agréger ensemble. Et cette agrégation d’individus ne dépend pas de « l’affirmation automatique et immédiate de valeurs substantielles préalables. » Ce qui signifie qu’internet est l’agrégation de différents, qui place au centre la production du collectif (qui ne représente pas un parti ou un syndicat) respectant le principe d’individualisation. Internet est également une critique constante de la représentation, comme on a pu le constater à « Nuit Debout » : « c’est un monde de consensus, où l’on ne vote pas. Le consensus n’est pas l’unanimité, c’est du compromis. Internet, avec ses agrégats et ses hashtags est la forme politique dont on hérite aujourd’hui : une forme incroyablement vivante, qui produit des opinions, des discussions expertes et techniques ».

La politique en ligne : concurrence de légitimités ?
Dominique Cardon rapporte un exemple illustrant parfaitement les circulations en jeu et la défiance des citoyens vis-à-vis de la communication verticale (top-down) : celui de la polémique autour de la pêche en eaux profondes. Lundi 18 novembre 2013, Pénélope Bagieu publiait sur son blog une infographie évoquant le sujet de la pêche en eaux profondes (décriée pour son impact sur l’environnement). En quelques jours, un mouvement se développe autour d’une pétition en ligne pour interdire cette méthode et récolte un nombre très important de signatures. Pourtant, une plateforme d’expression dédiée à ce sujet existait depuis plusieurs mois sur le site internet de l’Union européenne : aucune participation n’avait été enregistrée. Pour Dominique Cardon, c’est bien le signe d’une volonté individuelle d’être impliquée dans la création d’une procédure. Ce phénomène se retrouve dans le mouvement « Nuit Debout » : « À Toulouse, deux soirées durant, auxquelles j’ai assisté, nous n’avons parlé que de procédure : comment s’organise la prise de décision, quel système de parole doit être adopté… Cela créé un sentiment d’égalité » témoigne-t-il. Cela illustre aussi un débat important de la théorie politique : le « bruit » extérieur doit-il être traité par la machine institutionnelle ou le « bruit » extérieur doit-il provenir du centre à l’image du Partie Pirate ou de Podemos ? Dominique Cardon pense que cette dernière et deuxième voie est assez vaine : selon lui et d’après l’héritage de Condorcet, le cœur de la démocratie est constitué de plusieurs principes de légitimité. Or, la tendance actuelle n’est pas à la conquête du centre, où la décision est prise : il faut apprendre à se jouer de différends cadre, dans lesquels plusieurs légitimités coexistent (le vote, le référendum…). On en revient ainsi au vieux message libertaire des pionniers d’internet, repris par la CivicTech : « on peut changer la société sans prendre le pouvoir. »

Les réseaux sociaux : des adjuvants politiques sur des terrains insoupçonnés

Si les réseaux sociaux et les débats qu’ils emportent ne sont pas représentatifs de la population française (avec « seulement » 2,3 millions d’utilisateurs actifs mensuels en France en 2015, soit moins de 5% de la population française majeure), comme le souligne Dominique Cardon (LATTS), ils jouent pourtant un rôle essentiels dans les campagnes politiques. C’est encore aux États-Unis que l’innovation prend sa source. Pour la première fois en 2008, ces réseaux ont été utilisés systémiquement sur deux pans de la campagne électorale : la récolte de fonds (fundraising) et l’organisation de la campagne (notamment en ce qui concerne l’animation des bénévoles).
Arthur Muller (Liegey-Muller-Pons) explique que les partis politiques utilisent traditionnellement le mailing (principalement postal) pour mobiliser leurs donateurs. Cette technique est massive, mais coûteuse, pour un résultat plutôt décevant. En ayant recours systématiquement à l’utilisation de Facebook et de sa déclinaison mobile, les deux campagnes d’Obama ont révolutionné la levée de fonds. La stratégie s’est en effet déplacée : en abandonnant progressivement les charity gala réservés aux riches personnalités ou grands comptes au profit d’une incroyable multiplicité de « petits » donateurs (dons entre 20$ et 30$ en moyenne), les équipes de campagnes d’Obama ont modifié fondamentalement les pratiques du secteur. S’adresser à des individus par le biais des réseaux sociaux permet non seulement de bénéficier des effets de la long tail, mais surtout des leviers CRM (customer relationship management) en les impliquant personnellement grâce à des messages personnalisés.

La mise en place de cette relation quasi-intime avec les donateurs est également une technique employée par le second volet de la stratégie de campagne « digitale ». Arthur Muller l’avait vécu directement en 2008 : si en France, le modèle dépend davantage d’une cellule locale (départementale ou régionale) lui fournissant les éléments, les argumentaires et les ordres, aux États-Unis, l’information provient directement (du moins, en apparence) du sommet par des messages signés « Barack » ou « Michelle ». Le bénévole a dont l’impression d’être inclus dans le schéma organisationnel sans filtre de la campagne, une mécanique chère au citoyen comme le soulignait précédemment Dominique Cardon (LATTS) dans son analyse des mouvements participatifs. Et ce système fonctionne aussi en sens inverse : les réseaux sociaux constituent un formidable outil de collecte de données, « remontées » directement depuis le terrain. Qu’il s’agisse de Facebook ou de Twitter, les réseaux sociaux sont également un moyen de faire vivre la communauté et de créer du lien avec les sympathisants. Après le « revival » du porte-à-porte, les réseaux sociaux ne constituent finalement qu’une sorte de bouche à oreilles 2.0…

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