Storytelling + Interactivité + Transmedia = Storytelling 2.0

Article de Nicolas Marronnier, initialement paru sur ReadWriteWeb France.

Les hommes aiment à se raconter des histoires. Au-delà de la simple communication interpersonnelle, les formes narratives qui ont toujours imprégné notre rapport au monde et aux autres, notre façon d’exprimer notre ressenti et donc notre mode de compréhension du réel sont multiples. Le récit a historiquement épousé différents contours : la prégnance antique de l’oralité a laissé place à l’écrit, l’image, l’imprimé, le cinéma etc. Autant de nouvelles formes complémentaires au service de la transmission du savoir, de l’alimentation d’une mémoire collective, de la construction d’une culture commune… mais aussi du divertissement.

Les histoires que l’on se transmet se matérialisent donc de façon différente selon le dispositif qu’elles empruntent et qui les donne à voir. Ce dispositif, le média, détermine en effet les formes du récit : une même histoire peut être racontée de vive voix ou mise en scène, jouée, filmée et diffusée au cinéma, donnant lieu à deux productions radicalement différentes.
L’art de raconter des histoires englobe donc une multitude de compétences et des experts existent dans chaque domaine, maîtrisant les codes et techniques propres à leur média et au processus de production qui lui est lié.

Au-delà de la tendance des sphères politique et économique à investir cet art du récit, logique communicationnelle pointée du doigt par Christian Salmon dans son désormais célèbre ouvrage, considérons donc le storytelling non comme un art de la conviction (ou de la manipulation) mais plutôt comme la capacité à raconter des histoires, à produire de nouvelles formes de récit en fonction d’un environnement technique et culturel spécifique. En quoi la production de récits évolue-t-elle donc avec les dispositifs de lecture/écriture nouveaux que représentent les médias digitaux ? Quel nouveau storytelling émerge des nouvelles technologies ?

L’histoire sur les nouveaux médias : une expérience singulière

D’une part, l’interactivité propre aux médias informatisés affecte la structure de la narration.
D’un objet clos s’offrant à une audience passive, l’histoire évolue vers des formes nouvelles, multilinéaires et non séquentielles, vers une expérience singulière où l’audience devient partenaire de la construction du récit : HBO Imagine, une initiative récente de la chaîne américaine illustre bien cette tendance, puisque chaque internaute se plonge dans l’histoire en suivant son propre parcours, de multiples possibilités de lecture du contenu s’offrant à lui, l’invitant à une réception active de l’histoire.

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Notons que des « hyperfictions » existent déjà depuis des années sur le web, principalement issues de travaux d’écrivains américains dont la référence demeure Michael Joyce et son œuvre Afternoon, véritable labyrinthe narratif datant de 1985. Ce genre de formats nous rappelle aussi les « histoires dont vous êtes le héros » invitant le lecteur à naviguer au sein du livre selon ses coups de dés ou encore la littérature combinatoire de Queneau et ses Cent mille milliards de poèmes (1960). Ces nouvelles formes amènent donc l’audience à se construire sa propre expérience de l’histoire.

Le transmedia storytelling

Outre les possibilités en matière d’interactivité, les nouveaux médias impliquent de nouveaux usages, une réception particulière du contenu qui influe sur les formats du récit.
Le flux permanent d’informations et de productions multimédias dans lequel est plongé le public (de chez lui sur son ordinateur ou en situation de mobilité via son smartphone) préfigure en effet un renouveau des formes narratives.

On voit ainsi émerger de nouvelles expériences offertes à l’audience, un transmedia storytelling basé sur la construction d’un univers diégétique (c’est-à-dire « Tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie » cf Etienne Souriau) complexe par l’accumulation d’une multitude d’éléments narratifs, de fragments disséminés sur tout type de device, participant à l’enrichissement de l’histoire et donc de l’expérience vécue par le public.
En témoigne la réussite de la stratégie transmedia mise en place lors de la sortie du dernier Batman, The Dark Knight, dispositif impliquant l’audience bien avant la sortie du film en salle en une expérience ludique et interactive menée aussi bien sur les réseaux que dans le monde réel. Résultat : du contenu en ligne via des dizaines de blogs, la possibilité d’interagir avec les personnages, des flash-mobs en pleine ville regroupant des milliers de fans… et un énorme succès en salle (l’un des films les plus rentables de tous les temps !).

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Dès lors, pourquoi ne pas envisager par exemple le même type de stratégie pour la sortie d’un roman ? Au-delà de la production de « romans-feuilletons » dédiés spécifiquement aux nouveaux devices, on pourrait imaginer que du contenu digital soit diffusé avant la sortie du livre, sous forme de micro-récits, d’épisodes quotidiens disponibles sur smartphone afin de capter une audience attirée par ce type de format et peut-être encline à prolonger l’expérience par l’achat du livre…

L’émergence des ARG : vers la « fiction totale » ?

Poussée à bout, cette logique de déploiement transmedia est à l’origine de l’émergence des ARG. Un Alternate Reality Game est « une fiction qui se joue dans la vie réelle » (Adrian Hon), dont les éléments narratifs nous parviennent par de multiples canaux (vidéos, blogs, emails, textos, appels téléphoniques…), une histoire interactive à laquelle nous prenons part en tant que « spectacteurs« , non dans la peau d’un personnage mais en nous plongeant réellement au sein d’une expérience immersive où chaque participant a le pouvoir d’influencer le cours de l’histoire et donc l’expérience de tous . Ces fictions allient donc interactivité, stratégie transmedia et participation à la construction du sens de l’histoire. En Suède, The Truth About Marika, un ARG mis en place par la chaîne de télé SVT, a impliqué les téléspectateurs dans une enquête sur d’étranges disparitions, mêlant habilement les éléments fictionnels avec la réalité.
On est alors en droit de se demander s’il est légitime pour une grande chaîne nationale de brouiller à ce point les frontières entre information et entertainment. Peut-on réellement envisager la généralisation de ces « fictions totales », pour reprendre la formule d’Eric Viennot, sans penser aux dangers qu’elles représentent concernant la confiance accordée par le public aux médias et à l’information en général ?

Bien que s’adressant par définition à un public restreint, un petit nombre seulement de participants s’investissant réellement dans ces fictions d’un nouveau genre, les ARG sont à suivre de près (la boîte de production Happy Fannie nous prépare quelque chose… mais qui est donc cette Simone ?)  et préfigurent l’émergence d’un nouveau storytelling qui exploiterai au mieux les possibilités en matière d’interaction avec l’audience mais aussi avec son environnement (via par exemple la géolocalisation sur mobile).

Perspectives journalistiques

Ces nouvelles formes de récit nées de l’apparition des médias informatisés font l’objet d’un intérêt croissant de la part des professionnels de l’information et des medias que sont les journalistes. Les possibilités d’interactivité offrent en effet de belles opportunités pour la production de certains genres particuliers (portraits, témoignages, reconstitutions, reportages…). Pour preuve la multiplication de webdocumentaires qui proposent à l’audience du contenu multimédia et interactif. Du simple diaporama sonore à la structure linéaire, ces nouvelles formes peuvent aller jusqu’à l’élaboration d’un site web à part entière (Gaza Sderot).

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On serait tenté de penser que ces nouveaux formats du récit journalistique favorisent un traitement plus fin du réel, une approche plus complète et plus complexe, et donc une meilleure compréhension des enjeux d’actualité par l’audience, une réelle possibilité pour chacun de mener sa propre réflexion à partir de la somme des éléments objectifs ainsi présentés. On peut aussi se demander au contraire si cette immersion en une expérience ludique ne tend pas parfois à se rapprocher dangereusement de l’univers du jeu-vidéo (Voyage au bout du charbon) ou même de la fiction (Thanatorama), et donc à s’éloigner des objectifs premiers du documentaire : représenter la réalité. En tout cas, ces expérimentations montrent que la profession ne souhaite pas passer à côté de cette nouvelle opportunité de récit et d’information, au cœur de leur activité. A suivre…